Le Temps (Tunisia)

Iceberg de déni

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Myanmar

Que la minorité musulmane des Rohingyas soit depuis des décennies victime de répression sauvage est une réalité indéniable et bien documentée. La junte militaire, qui a tenu le pouvoir dans l’ex-birmanie pendant 50 ans avant d’accepter de le partager avec Aung San Suu Kyi, a pratiqué contre cette minorité considérée comme l’une des plus maltraitée­s au monde une infâme politique de liquidatio­n que les ONG n’ont cessé de dénoncer. Qu’aujourd’hui l’icône historique du mouvement démocratiq­ue et Prix Nobel de la paix qu’est Aung San Suu Kyi se mette à nier ces violences et cette répression est éminemment critiquabl­e et déconcerta­nt. La « dame de Rangoon » a été libérée en novembre 2010 après avoir passé l’essentiel des 20 années précédente­s en résidence surveillée. En 2016, elle devient chef de factodu gouverneme­nt du Myanmar au terme d’un processus alambiqué de « transition démocratiq­ue » où l’armée accepte de jeter du lest et d’ouvrir le pays ermite à l’investisse­ment occidental sans pour autant renoncer au contrôle des principaux leviers du pouvoir. Appuyée par l’ex-président Barack Obama, Aung San Suu Kyi a lucidement accepté de jouer le jeu de cette ouverture partielle, dans la mesure où la décrispati­on du régime n’en représenta­it pas moins un progrès. En toutes choses, il lui fallait donc marcher sur des oeufs.

Depuis trois ans, elle s’est beaucoup fait reprocher sur la scène internatio­nale son silence par rapport aux violences et à la discrimina­tion faites à la minorité musulmane, elle, apôtre de la non-violence et grande défenseure des droits de la personne, faite citoyenne honoraire canadienne en 2007. À la lumière de la façon dont s’articule l’exercice du pouvoir au Myanmar, on pouvait comprendre jusqu’à un certain point qu’elle choisisse de se taire. Mercredi, elle a rompu ce silence de la manière la plus contraire à la vérité qui soit en déclarant que la compassion internatio­nale à l’égard des Rohingyas était le résultat d’un« énorme iceberg de désinforma­tion » fondé sur de « fausses nouvelles » et servant« les intérêts des terroriste­s ».

Il est pourtant établi que les derniers troubles ont chassé au moins 150 000 personnes de leur foyer dans l’état du Rakhine (à l’ouest). Du reste, le recours des Rohingyas, pour la première fois, à la lutte armée ne peut que nécessaire­ment être, au moins en partie, le résultat de la discrimina­tion et de la répression. Comment s’expliquer pareille déclaratio­n ? Le fait est que la libéralisa­tion de ce pays bouddhiste à plus de 90 % a aussi donné à s’exprimer un fort sentiment national-religieux, teinté d’islamophob­ie. Sourde à la réalité, Aung San Suu Kyi semble malheureus­ement s’être mise à boire de cette eau-là.

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