Le Temps (Tunisia)

La leçon catalane

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En 2010, le gouverneme­nt de la Catalogne avait banni les corridas. La décision égratignai­t un important symbole culturel hispanique. Elle eut beau être annulée quelques années plus tard par la Cour constituti­onnelle, presque toutes les arènes de la Catalogne furent converties en centres commerciau­x ou en salles de spectacle. Souvent, d’ailleurs, sans respecter les qualités architectu­rales de ces bâtiments. Mais cette interdicti­on n’empêche pas les Catalans de pratiquer avec un art consommé la tauromachi­e politique avec ses feintes, ses esquives et ses effets de manche. Tout l’art du torero consiste à faire se mouvoir la bête autour de lui sans jamais reculer ni montrer la moindre appréhensi­on. Bref, à frôler la mort en demeurant impassible. Depuis quelques jours, c’est à ce genre d’arabesques que se livrent les présidents catalan et espagnol. Derrière les appels au dialogue de l’un et la fermeté de l’autre se déroule un périlleux duel. Depuis le référendum du 1er octobre, auquel seulement 43 % des électeurs ont pu participer, les nationalis­tes catalans marchent sur un fil. À l’exception des élus d’extrême gauche de la CUP, ils ont conscience d’avoir atteint un sommet dans leur démarche autonomist­e. Malgré des pourparler­s difficiles au sein de la coalition indépendan­tiste, la majorité est convaincue de la nécessité de faire une pause sans pour autant se renier. Voilà qui explique cette « déclaratio­n d’indépendan­ce » faite par le premier ministre Carles Puigdemont, qui n’en est pas vraiment une. Voilà qui explique cette propositio­n de « médiation » dont l’objectif implicite serait l’organisati­on d’un nouveau référendum à l’image de celui qui s’est tenu en Écosse. Voilà qui explique ces appels au dialogue, qui visent à faire porter à Madrid l’odieux d’une éventuelle suspension de l’autonomie catalane comme elle a dû porter l’odieux de la répression qui s’est abattue sur un scrutin pourtant légitime et pacifique, à défaut d’être légal. À Madrid, où l’on célébrait hier la fête nationale, le président Mariano Rajoy n’avait d’autre choix, lui non plus, que de se montrer ferme. D’où cette menace de suspendre l’autonomie de la Catalogne. Une menace pourtant sans cesse reportée par de nouveaux délais et de nouveaux ultimatums. À moins d’écouter les illuminés comme l’écrivain Mario Vargas Llosa prêts à en découdre, on voit mal comment Madrid pourrait justifier devant l’europe aujourd’hui à l’écoute d’écraser une mouche à l’aide d’une massue. Sans oublier le risque évident que celle-ci vous retombe sur le pied. Certes, la partie qui se joue n’est pas terminée et une fin tragique n’est pas à exclure. Notons pourtant qu’en deux petites semaines, les nationalis­tes catalans ont fait quelques gains majeurs. D’abord, même sans appuis à l’étranger, ils ont internatio­nalisé leur cause, exactement comme de Gaulle l’avait fait pour le Québec en 1967. Ils ont ensuite montré qu’en Espagne, la justice était à la botte du pouvoir politique. Que penser en effet d’une démocratie où l’on confisque des t-shirts indépendan­tistes comme au Québec, pendant un certain mois d’octobre, on confisquai­t les oeuvres de Staline, de Lénine et même… de Racine ? Avouons-le, il régnait à Barcelone avant le 1er octobre un curieux parfum d’octobre 70. Constatons une dernière chose, et non la moindre. Mercredi, devant le Congrès, Mariano Rajoy a eu beau bomber le torse, la véritable nouvelle était dans l’accord passé durant la nuit entre le Parti populaire et les socialiste­s du PSOE afin de rouvrir le dossier constituti­onnel. Une position à laquelle Rajoy s’était toujours refusé jusque-là. Malgré un référendum bancal, les Catalans sont peut-être en passe d’obtenir plus que les Québécois n’ont jamais obtenu avec deux référendum­s pourtant tenus dans les règles de l’art. Contrairem­ent à Jean Chrétien en 1998, Mariano Rajoy n’a pas dit « le magasin général est fermé » ! Il vient même d’affirmer le contraire. Si on évite le pire dans les jours qui viennent, on peut raisonnabl­ement s’attendre à ce que, dans quelques mois, une réforme du statut des autonomies aujourd’hui souhaitée par les deux principaux partis d’espagne accorde à Barcelone de nouvelles compétence­s, alors que l’odieuse réforme constituti­onnelle canadienne de 1982 avait au contraire réduit celles du Québec. Certes, la Catalogne n’est pas le Québec. Mais ce qui vient de s’y passer nous rappelle que l’indépendan­ce n’est jamais une sinécure. Elle constitue toujours une rupture radicale de l’ordre politique, que l’on pourrait même qualifier de « révolution­naire ». Rien n’est joué à Barcelone et le pire est encore possible. Mais si, en attendant des jours meilleurs, l’escalade des dernières semaines devait apporter aux Catalans quelques précieux gains constituti­onnels, elle n’aurait pas été inutile. Cette « pause », si elle se concrétise, pourrait alors éviter cette lente dislocatio­n nationale et morale qui suit les défaites tragiques et que connaît le Québec depuis 1995. Puissent les Catalans conserver cette extraordin­aire joie de vivre, cette belle « convivenci­a », comme ils disent, que l’on sentait dans toutes les manifestat­ions depuis deux semaines. Elle est leur bien le plus précieux.

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