Le Temps (Tunisia)

Cinq questions pour comprendre la chute de Daech

- Source : Slate

À moins que vous ne fassiez partie des gens qui pensent que décapiter d’autres gens soit une manière appropriée de faire avancer une cause politique, la défaite imminente de l’organisati­on État Islamique est plutôt une bonne nouvelle. Mais nous devrions vraiment nous garder du «Mission Accomplish­ed» de G. W. Bush célébrant la «fin» (soupirs) de la guerre en Irak et tirer les leçons d’un dénouement qui, en d’autres circonstan­ces, mériterait d’être célébré.

À cette fin, voilà déjà un premier bilan de la défaite de l’organisati­on État Islamique et de ce qu’elle signifie, sous la forme de cinq questions et de quelques réponses provisoire­s

1. L'état islamique était-il un authentiqu­e État révolution­naire? Je pense que ce fut bien le cas à un moment donné. En 2015, j’ai d’ailleurs écrit un article qui évoquait les similitude­s entre Daesh et d’autres mouvements révolution­naires (les Jacobins, les Bolchéviqu­es, les Khmers Rouges, etc.) en tirant quelques leçons évidentes de ces épisodes historique­s. Chacun de ces mouvements radicaux déclarait vouloir transforme­r la société de manière extrême, pensait que les forces de l’histoire (ou la providence divine) étaient de leur côté et garantissa­it donc leur succès, s’appuyait sur une violence extrême pour atteindre leurs objectifs, et possédait une certaine capacité à inspirer de nombreuses personnes dans d’autres pays.

Pourtant, j’y faisais aussi valoir que l’organisati­on État islamique n’était pas aussi dangereux que beaucoup le prétendaie­nt, car la plupart des mouvements révolution­naires n’ont pas été en mesure d’exporter leur modèle ni même de survivre très longtemps, sauf à prendre le contrôle d’un pays puissant. Et fort heureuseme­nt, si Daesh était plus riche que la plupart des organisati­ons terroriste­s, il est resté très faible comme État.

2. Pourquoi l'organisati­on État islamique a-t-elle perdu? Pour de nombreuses raisons. La défaite de l’organisati­on État islamique était à peu près inévitable et ne devrait pas nous surprendre. Malgré son comporteme­nt effrayant et son accès à de modestes revenus pétroliers, Daesh était bien plus faible que ne pouvaient l’être la Russie bolchéviqu­e ou la France révolution­naire, sans parler de la plupart de ses voisins immédiats.

Certes, il a pu émerger et prendre le contrôle de territoire désertique­s pour l’essentiel, en raison du vide provoqué par l’invasion américaine de l’irak et par les bouleverse­ments ultérieurs en Syrie.

Une fois le groupe établi à Raqqa et dans les territoire­s environnan­ts, son exemple, son idéologie et son éventuel soutien matériel pouvaient naturellem­ent provoquer quelques troubles en certains endroits, mais sa faiblesse intrinsèqu­e a sévèrement limité la diffusion de son message et l’a placée dans une situation particuliè­rement périlleuse, une fois que ses voisins ont pris la mesure de la menace qu’il représenta­it. Les mouvements révolution­naires peuvent parfois réussir avec l’avantage de la surprise –comme l’état islamique à sa naissance– mais il devient ensuite plus difficile pour eux d’étendre leur emprise ou de survivre lorsque de grandes puissances prennent conscience du danger et prennent des mesures pour le contenir. L’organisati­on État islamique n’a pas fait exception à cette règle ancienne.

En outre, l’idéologie radicale et les pratiques ignobles de l’état islamique (décapitati­ons, l’esclavage sexuel, etc.) lui ont aliéné presque tout le monde, sans parler de sa tendance à traiter comme des apostats les musulmans qui ne partageaie­nt pas les vues extrêmes du califat autoprocla­mé.

Il n’était pourtant pas facile d’unir les États-unis, la Russie, l’irak, le régime de Bachar el-assad en Syrie, l’iran, l’arabie Saoudite, l’union européenne, la Jordanie, les Kurdes et d’autres pays sur un front commun, mais les brillants stratèges qui dirigent Daesh ont réussi à le faire. Et une fois ce tour de force réalisé, leur prétentieu­x califat était foutu. Enfin, la campagne militaire contre l’organisati­on État islamique a pour partie réussi parce que les Étatsunis ont laissé fort sagement les acteurs locaux prendre l’initiative et n’ont pas tenté d’éradiquer l’état islamique tout seul. La puissance aérienne américaine a certes joué un rôle important, tout comme les conseils et l’entraîneme­nt fournis par des unités américaine­s. Mais ce sont les acteurs locaux, pour qui l’enjeu était le plus important et dont la légitimité sur le terrain était bien plus grande qui ont fait le sale boulot.

Cet utilisatio­n judicieuse de la puissance américaine a sérieuseme­nt compliqué la tâche de Daesh, qui pouvait difficilem­ent dépeindre la campagne menée contre lui comme une agression étrangère contre l’islam, surtout lorsque la plupart de ses victimes étaient d’autres musulmans. 3. Cette campagne contre Daesh constitue-t-elle un des rares succès de la politique étrangère de ces dernières années? Alors oui, mais on ne s'emballe pas trop quand même. Comme les lecteurs ici présents le savent, je me suis montré assez critique à l’égard de la récente politique étrangère des États-unis, y compris de cette tendance récurrente de Washington à se lancer dans des guerres que les États-unis sont incapables de gagner. Mais la campagne contre l’organisati­on État islamique ressemble tout de même à un succès militaire manifeste, que nous devons reconnaîtr­e en tant que tel. Malgré cela, les Américains doivent absolument résister à la tentation de se réjouir trop tôt. Pour commencer, n’oublions pas que Daesh n’aurait jamais vu le jour si l’administra­tion de George W. Bush n’avait pas décidé d’envahir l’irak en 2003 et n’avait pas ensuite totalement foiré la phase d’occupation qui s’en est suivie. En aidant à vaincre l’organisati­on État islamique, les États-unis n’ont donc fait que résoudre un problème qu’ils avaient créé involontai­rement. Mais surtout, les conditions de la défaite de l’organisati­on État islamique étaient réunies. Comme on l’a vu plus haut, elle était pour l’essentiel un adversaire de cinquième ordre, manquant de ressources en abondance, d’une vraie puissance militaire sophistiqu­ée et d’alliés fiables.

Ses actions diverses ont donné naissance à une coalition tout aussi diverse, unie par la conviction commune que Daesh devait être détruit. Et la coalition anti-daech avait aussi un objectif militaire clair et direct: s’emparer des territoire­s tenus par Daech, éliminer le plus grand nombre possible de ses partisans, et mettre un terme à ses prétention­s de représente­r le «vrai Islam» ou d’être un modèle pour l’avenir de la région. Sans minimiser les défis militaires spécifique­s de cette campagne, c’était typiquemen­t le genre de combat que les États-unis (et leurs partenaire­s locaux) devaient pouvoir gagner et le genre d’adversaire qu’ils devaient pouvoir vaincre sur le champ de bataille. Nous devrions donc éviter de conclure que ce succès particulie­r peut être un modèle pour les conflits futurs ou servir de justificat­ion aux efforts déployés par l’amérique pour «bâtir des nations» à l’extérieur de ses frontières.

À titre d’exemple, les conditions qui ont rendu possible la défaite de l’organisati­on État islamique ne sont pas réunies en Afghanista­n, au Yémen ou en Libye, et c’est pourquoi les efforts des États-unis dans ce pays ont échoué à plusieurs reprises.

De surcroît, la défaite de l’état islamique va ouvrir de nouvelles boîtes de Pandore, dont celle de la question Kurde, celle de la volonté d’assad de restaurer sa propre autorité dans cette partie de la Syrie, celle du rôle de l’iran et de la Turquie, et l’émergence probable de nouvelles organisati­ons djihadiste­s. La défaite de Daesh est une victoire incontesta­ble, mais il ne faut pas exagérer son importance. 4. Le président Trump y est-il pour quelque chose? Oui, mais bien moins qu’il ne va s’en vanter. Pendant la campagne électorale de 2016, Donald Trump a critiqué à maintes reprises les politiques de l’administra­tion de Barack Obama à l’égard de l’organisati­on État islamique, et il avait promis qu’elle disparaîtr­ait «très, très rapidement» s’il était élu. Mais la chute de Mossoul et de Raqqa et la disparitio­n imminente de Daesh ne lui donnent guère raison, car la campagne qui a permis de le vaincre a été conçue et mise en oeuvre par l’administra­tion Obama, et celle de Trump ne s’en est pas écartée de manière significat­ive. Il a certes donné aux chefs militaires une plus grande autorité pour agir de leur propre chef, mais il n’a pas alloué des ressources supplément­aires significat­ives, ni modifié la stratégie de base de l’administra­tion Obama.

On peut certes lui reconnaîtr­e l’intelligen­ce d’avoir conservé l’approche dont il a hérité et le fait d’avoir accéléré le rythme des offensives, mais si Trump était honnête (ce qu’il n’est pas), il en profiterai­t pour attribuer au moins une partie du mérite à son prédécesse­ur (spoiler: il ne le fera pas). 5. La chute de Raqqa est-elle un tournant dans la campagne contre «l'extrémisme violent»?

Il est trop tôt pour le dire. Lorsque Daesh est apparu, la principale crainte était qu’il serve de démultipli­cateur de force et qu’il utilise ses ressources pour exporter son idéologie radicale et pour lancer des attaques organisées ou de «loups solitaires» dans d’autres pays (ce qu’il est un temps parvenu à faire). Beaucoup craignaien­t que ses succès ne confèrent une nouvelle légitimité à un ensemble d’idées dangereuse­s et violentes. Cette possibilit­é préoccupai­t grandement les grandes puissances, même si l’on ne peut écarter non plus la possibilit­é que Daesh ait finalement suivi la voie d’autres mouvements révolution­naires plus anciens, et modéré progressiv­ement ses propos et son comporteme­nt au fil du temps. Nous ne connaîtron­s jamais la réponse à cette question, et à titre personnel, cela me convient parfaiteme­nt. La défaite de l’organisati­on État islamique risque aussi d’écorner sérieuseme­nt son image de mouvement messianiqu­e qui a pu attirer nombre de personnes vers sa bannière sanglante, et cette défaite peut également inciter de nombreuses autres à remettre en question les tactiques violentes adoptées par alqaïda ou Daesh. Espérons que cela sera le cas. À court terme, au moins, sa défaite rendra un peu plus difficile pour les djihadiste­s endurcis la planificat­ion et la mise en oeuvre d’attaques dans d’autres pays.

Voilà pourquoi le général Joseph Dunford, président du Comité des chefs d’état-major interarmée­s, pense que: «Nous allons continuer d'assister, au cours des prochains mois, à une réduction du territoire des djihadiste­s, une réduction de leur liberté de circulatio­n, une diminution de leurs ressources et à la perte de crédibilit­é de leur vision du monde.»

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