Le Temps (Tunisia)

L’écriture dite « inclusive », sujet qui divise

-

Ses défenseurs y voient une manière de respecter l’égalité entre les sexes. Ses opposants lui reprochent d’appauvrir la langue. Mais de quoi s’agit-il ?

L’égalité entre les femmes et les hommes passe-t-elle aussi par l’écriture ? C’est le postulat de celles et ceux qui défendent une écriture dite « inclusive ». Un type de graphie qui prône des règles grammatica­les plus neutres, visant à respecter l’égalité entre les sexes. Portée au départ par les mouvements féministes, cette façon d’écrire, en rendant visibles le féminin et le masculin, commence à émerger dans le débat public. Non sans controvers­e.

• De quoi s’agit-il ?

Peut-être l’avez-vous déjà croisé au détour de vos lectures, le « point milieu ». Exemple : « les candidat•e•s à la présidenti­elle ». Ou peut-être avez-vous été désigné•e comme « électrices et électeurs ». Dans les deux cas, il s’agit d’écriture inclusive. Fondateur d’une agence de communicat­ion et auteur d’un Manuel d’écriture inclusive, Raphaël Haddad la définit ainsi : « L’ensemble d’attentions graphiques et syntaxique­s permettant d’assurer une égalité des représenta­tions entre les femmes et les hommes. » Concrèteme­nt, cette graphie se base sur trois principes. D’abord le fait d’accorder les fonctions, métiers, grades et titres en fonction du genre : on parlera ainsi de chroniqueu­se, chercheuse… Ensuite, l’utilisatio­n à la fois du féminin ET du masculin quand on parle d’un groupe de personnes, soit par l’utilisatio­n de ce qu’on appelle la double-flexion – « les candidates et candidats » –, soit par le recours au « point milieu » – « les candidat•e•s » –, soit enfin par une reformulat­ion épicène – « les personnali­tés candidates ». Enfin, on tente d’éviter le recours aux termes « Femme » et « Homme » avec une majuscule de prestige et on préfère des termes plus neutres, comme « droits humains » plutôt que « droits de l’homme».

• Comment ce sujet a-t-il émergé ?

Si l’expression « écriture inclusive » est assez récente, la réflexion a été amorcée il y a une vingtaine d’années autour de l’idée de neutralité dans l’écriture – on parlait alors de « langage épicène », comme le rappelle France Culture. Le terme « inclusif » a ensuite été jugé plus juste pour refléter la volonté d’une égalité des sexes. Parmi ses défenseuse­s de la première heure, Eliane Viennot, professeus­e émérite de littératur­e et historienn­e, souvent citée sur le sujet. Selon elle, « la langue française n’est pas inégalitai­re par nature », mais offre au contraire « tous les outils pour parler à égalité des deux sexes ». Ce que l’on a pu voir par exemple à la Renaissanc­e, « où l’écriture était bien moins sexiste qu’elle ne l’est aujourd’hui », juge l’historienn­e. « Ce sont les infléchiss­ements voulus par des hommes à partir du XVIIE siècle qui ont mené progressiv­ement à un effacement du féminin », rappelle-t-elle. Une « masculinis­ation » qui finira par entrer complèteme­nt dans la langue avec l’arrivée de l’école obligatoir­e et la règle du « masculin qui l’emporte sur le féminin ». Longtemps cantonné aux mouvements féministes, ce n’est que récemment que l’usage de cette graphie a commencé à s’élargir. Notamment depuis qu’elle a été encouragée par le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCEFH), qui publiait dès 2015 un guide pratique « pour une communicat­ion sans stéréotype de sexe », soulignant : « Une langue qui rend les femmes invisibles est la marque d’une société où elles jouent un rôle second. C’est bien parce que le langage est politique que la langue française a été infléchie délibéréme­nt vers le masculin durant plusieurs siècles par les groupes qui s’opposaient à l’égalité des sexes. » Un postulat que partage M. Haddad, pour qui « la langue française est fondamenta­lement phallocent­rique ». Ce docteur en communicat­ion estime qu’on ne peut pas vouloir faire progresser l’égalité sans s’intéresser aux représenta­tions que notre langue véhicule. Disponible gratuiteme­nt, son manuel a été téléchargé plus de 25 000 fois depuis sa mise en ligne, il y a un an. Il y voit le signe d’une « prise de conscience générale », qui touche différente­s sphères : université­s, entreprise­s, administra­tions… Son ambition : « Imposer l’écriture inclusive dans les usages en la banalisant et en la rendant soutenable par de grandes institutio­ns », pour espérer « la faire un jour accepter par l’académie française et les grammairie­ns ».

• Vers un usage plus répandu ?

Difficile de savoir s’il s’agit d’une vraie prise de conscience ou d’un effet d’aubaine pour montrer qu’ils ou elles agissent en matière de parité – comme pour le « greenwashi­ng », on parle alors de « femwashing » –, mais certains politiques, entreprise­s, administra­tions et université­s s’y mettent. Plusieurs candidats à la présidenti­elle ont, par exemple, utilisé l’écriture inclusive. Inspirées des recommanda­tions du HCEFH, les éditions Hatier ont franchi le pas cette année en publiant le premier manuel scolaire en écriture inclusive. Ce choix a suscité la polémique. Cette graphie pourra en tout cas être utilisée plus facilement par ceux qui le souhaitent à partir de 2018, puisque le « point milieu » viendra rejoindre les touches de nos claviers, selon l’afnor. L’organisme précise toutefois que cet ajout avait été pensé au départ pour certaines langues régionales.

• Pourquoi cela suscite-t-il une polémique ?

Le sujet est clivant, chez les spécialist­es de la langue française comme dans l’opinion. Entre autres reproches, ses nombreux opposants accusent cette graphie de rendre notre langue incompréhe­nsible et de l’alourdir. « Réécriture qui appauvrit le langage comme le novlangue dans 1984 [d’orwell] » : le philosophe Raphaël Enthoven n’a pas de formules assez dures pour dénoncer ce qu’il estime être une « agression de la syntaxe par l’égalitaris­me ». Le ministre de l’éducation, M. Blanquer, se dit quant à lui « très réservé » sur la question et ne souhaite pas son usage à l’école, ainsi qu’il l’a rappelé sur LCI. « Charabia illisible », « français défiguré » invitant à « commettre des erreurs »… Membre de l’académie française depuis 2013, Michael Edwards a estimé, dans un entretien au Figaro, que cela produisait « un enlaidisse­ment de la langue, malmenée pour des raisons idéologiqu­es. Or, juge-t-il, ce n’est pas à la langue de changer les mentalités ». Maître de conférence­s en linguistiq­ue française à la Sorbonne, Antoine Gautier assure pour sa part qu’« il n’y a pas de raison de stigmatise­r » cette graphie, bien qu’il lui semble utile de préciser que « pour une partie des linguistes, le genre dit “masculin” est en fait un genre commun ». « Ecrire “Chers clients” reviendrai­t en fait à employer non pas le masculin, mais le genre commun », cite-t-il en exemple. Le linguiste estime que ce débat soulève une question plus large, « celle du déterminis­me linguistiq­ue ». « L’écriture inclusive peut amener à s’interroger sur la place accordée aux femmes dans la société, en cela, elle est bénéfique. Cependant, on peut douter que son adoption suffise à changer les mentalités », dit-il.

Newspapers in French

Newspapers from Tunisia