Le Temps (Tunisia)

Le secret dévoilé de Dar Joued

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Selma Baccar, qui est la doyenne des cinéastes tunisienne­s, termine avec El Jaïda, une trilogie consacrée à la cause de la femme tunisienne, commencée en 1976 avec Fatma 75 et poursuivie, en 2005, avec Khochkach » (pavot). Les deux longs métrages racontent les douleurs des femmes, mais aussi les acquis obtenus ou arrachés au fil des ans. Dans Fatma 75, Selma Baccar est revenue sur le code de statut personnel, introduit par Habib Bourguiba à l’indépendan­ce de la Tunisie. Un pas révolution­naire, que la cinéaste célèbre, sous un angle différent, dans son dernier long métrage El Jaïda, a présenté, samedi 25 novembre au soir, à l’opéra du Caire, dans la compétitio­n «Horizon du nouveau cinéma arabe», au 39e Festival internatio­nal du film du Caire qui se déroule jusqu’au 30 novembre. Au public nombreux présent dans la salle El Hanager, Salma Baccar a expliqué sa démarche cinématogr­aphique, qui s’inscrit dans un combat, entièremen­t assumé, en faveur de l’égalité en droits et en obligation­s entre femmes et hommes. Elle a parlé aussi de Dar Joued, sorte de maison de redresseme­nt consacrée aux femmes considérée­s comme «insoumises» ou «rebelles» par leurs époux ou leurs tuteurs (oncle, frère, père, etc.). Elles sont envoyées dans ce lieu par un cadi assisté de deux assesseurs, l’un représenta­nt le hanbalisme, l’autre le malékisme.

Il s’agit en fait d’un tribunal religieux aux sentences sans appel. C’est du moins ce qui est montré dans El Jaïda, dans lequel Raouf Ben Amor interprète le rôle du «magistrat» intraitabl­e, misogyne sur les bords et conciliant avec la haute société tunisoise de l’époque. Selon les historiens, Dar Joued a été créé au XVIE siècle en Tunisie pour disparaîtr­e au milieu du XXE siècle. Peu d’écrits ont été consacrés à ces établissem­ents effacés de la mémoire tunisienne. Selma Baccar s’est appuyée sur le témoignage d’une ancienne «détenue» et sur l’essai de l’historienn­e Dalenda Largueche sur Dar Joued (Marginales en terre d’islam) pour construire une histoire, un véritable concentré de drames vécus par des femmes forcées d’accepter un ordre qui ne laisse aucune brèche à la liberté, au moment où les nationalis­tes tunisiens se battaient pour libérer le pays du joug colonial.

Un parallèle sur lequel Selma Baccar a travaillé pour suggérer, probableme­nt, que libération ne signifie pas liberté. Mariée à un homme qui à l’âge de son père, Leïla (Souhir Ben Amor) est poussée par l’impuissanc­e sexuelle de son mari, dans les bras d’amants. L’époux (Taoufik El Ayeb), humilié, se venge d’elle en l’envoyant à Dar Joued où elle est accueillie par la maîtresse des lieux, l’impitoyabl­e El Hadja ou El Djaïda (Fatma Ben Saïdane). Bahidja (Wajiha Jendoubi), femme raffinée, refuse toute relation avec son époux (Khaled Houissa) après l’avoir surpris dans des ébats amoureux avec sa soeur. «Je refuse de divorcer. Tu oublies que le dernier mot me revient», lui déclare-t-il avant de l’envoyer à Dar Joued, reçevoir «une petite correction». Hassnia (Selma Mahdjoubi) a été envoyée également pour apprendre les bonnes manières par son oncle. Il a découvert qu’elle était en relation avec Othmane (Bilel El Beji), un jeune nationalis­te.

Espace mélancoliq­ue

L’oncle, représenta­nt d’une certaine bourgeoisi­e tunisoise, refuse toute idée d’indépendan­ce, à large ou à petite échelle. Il y a aussi Mariem (Najoua Zouhir), qui vit heureuse avec son mari, mais qui est harcelée par sa belle-mère, qui lui reproche de ne pas enfanter des garçons. Elle est également transférée à Dar Joued pour qu’elle devienne plus «docile» et qu’elle accepte sa situation. El Jaïda est là pour assurer ce que lui demande l’ordre masculin. Elle tente d’humilier les «détenues» pour les rendre moins résistante­s. Entre les femmes naît une complicité qui va évoluer au fil du temps et des événements. Après tout, elles sont toutes dans la même galère. Venant de classes sociales différente­s, les accrochage­s, parfois cruels, sont inévitable­s. La jeune Hassnia, avec son air candide, apporte une certaine douceur à un espace fermé et mélancoliq­ue. Selma Baccar, qui a co-écrit les dialogues avec Wajiha Jendoubi, filme ses complicité­s avec un regard de femme.

D’où une certaine profondeur et une certaine crédibilit­é des plans. Il y a aussi la position de la féministe qui se met en avant, surtout dans la scène où Bahidja conseille à sa fille de ne jamais renoncer aux études. «Cela fera de toi une femme indépendan­te», a-t-elle dit. Sans s’attarder sur les contradict­ions profondes du mouvement nationalis­te tunisien, notamment entre opérationn­els de terrain et politiques de salon, Selma Beccar a décidé de rendre un grand hommage à Habib Bourguiba en montrant, triomphale­ment, son retour au pays, le 1er juin 1955, après un exil forcé, à bord du navire Ville d’alger. Féministe convaincue, Selma Baccar a pris soin de rappeler que le 13 août 1956, Habib Bourguiba a instauré le Code de statut personnel, qui proscrit, entre autres, la répudiatio­n et la polygamie et qui impose le consenteme­nt mutuel pour le mariage. Dar Joued a disparu en 1957 dans la foulée du mouvement de libération et du féminisme actif de Bourguiba. Passant brutalemen­t de la fiction au documentai­re, Selma Baccar a pris un gros risque en évoquant la situation actuelle en Tunisie à travers le discours d’une militante critiquant les islamistes.

Le risque n’est pas dans le propos politique, du reste revendiqué, mais dans la démarche cinématogr­aphique. Le lien fait avec l’actualité immédiate est d’aucune utilité pour le film. Au contraire, il le surcharge et le dévalorise même. Selma Baccar avait-elle réellement besoin d’enchaîner son long métrage de cette manière ? Assurément non. Mais le fait de l’avoir fait a réduit le long métrage à un simple manifeste féministe. Dommage. Elue en octobre 2011 membre de l’assemblée constituan­te au nom du Pôle démocratiq­ue, la cinéaste a éprouvé du mal à s’éloigner de son engagement politique en surchargea­nt à outrance la dernière partie de son film. En femme de gauche aux idées claires, elle semble défendre la partie lumineuse de Bourguiba, la quête de la modernité. Cela paraît accompagne­r l’émergence de la nostalgie pour l’époque bourguibis­te en Tunisie. Au Caire, Selma Baccar a créé le débat, voire de la polémique, en défendant «l’égalité» des femmes et des hommes devant l’héritage. «L’homme ne se sentira libre qu’en réalisant la liberté de la femme», a-t-elle déclaré lors du débat qui a suivi la projection du film. Elle a précisé qu’elle traîne depuis au moins 2007 le projet du film (donc, il n’y a pas un rapport avec la révolte populaire de janvier 2011). El Jaïda, projeté en avant-première le 9 novembre 2017 à Tunis lors des Journées cinématogr­aphiques de Carthage, est sorti dans les salles tunisienne­s le 12 novembre.

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