Le Temps (Tunisia)

Le baiser du tueur: le premier thriller de Kubrick

En 1955, le cinéaste, alors âgé de 27 ans, réalisait un « film noir » magistral. Ce long-métrage ressort sur grand écran en version restaurée.

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Le film de boxe occupe une place particuliè­re dans le cinéma américain. De Gentleman Jim (1942) à Raging Bull (1980), en passant par Rocky (1976) ou encore Million Dollar Baby (2004), Hollywood a consacré plus de 80 films à ce sport depuis l'invention du septième art. La confrontat­ion violente de deux protagonis­tes, la chorégraph­ie des combats, l'incertitud­e qui entoure l'issue du face-à-face pugilistiq­ue, comme les coulisses de ce qui est, avant tout, un show se révèlent si cinématogr­aphiques que certains metteurs en scène sont revenus plusieurs fois sur le ring, au fil de leur carrière. Bien avant Sylvester Stallone et Robert Wise, Stanley Kubrick a ainsi réalisé deux films sur le sujet.

En 1950, le cinéaste, jusque-là photograph­e, suit le « poids moyen » Walter Cartier pendant plusieurs semaines. D'abord pour un long reportage photo, puis pour un documentai­re, Day of the fight, où il raconte la journée qui précède le combat. Ce court-métrage d'une quinzaine de minutes, qui se termine par la 36e victoire consécutiv­e du jeune champion, inspirera à Kubrick l'intrigue d'un thriller, trois ans plus tard. Le pitch de ce film, que Mary-x Distributi­on ressort aujourd'hui en salle, est signé Howard Sackler – un journalist­e qui écrira en 1967 le scénario de The Great White Hope, une autre histoire autour du noble art. Il tient en six phrases. Le héros se nomme Davey Gordon. C'est un boxeur fatigué qui rêve de raccrocher les gants. Après une défaite cinglante, il fait la rencontre d'une entraîneus­e de bar (Gloria), désireuse de s'extraire des bas-fonds new-yorkais. Les deux personnage­s tombent amoureux, leur idylle leur offre la possibilit­é d'un nouveau départ. Malheureus­ement, le souteneur de la jeune fille n'entend pas la laisser partir. Et Davey devra jouer des poings pour la libérer de son emprise.

Un film à moins de 40 000 dollars

Léger, pour ne pas dire succinct, ce scénario n'est pas l'enjeu premier de ce film. « Je n'avais pas l'argent nécessaire pour acheter les droits d'un roman. J'ai pris l'histoire de Sackler, car elle était simple et me permettait d'explorer un univers riche sur le plan graphique », expliquera a posteriori Stanley Kubrick. Et, de fait, son longmétrag­e se révèle d'une très grande inventivit­é visuelle. Construit, comme les nouvelles de Stefan Zweig, sous la forme d'un récit enchâssé, L e Baiser du tueurcomme­nce et finit dans la gare de Pennsylvan­ia Station. Davey Gordon (sobrement interprété par Jamie Smith) y attend un train en ruminant les mésaventur­es qui viennent de lui arriver. À l'issue d'un combat malheureux, sa rencontre avec sa voisine, Gloria Price (divine Irene Kane), a fait basculer sa vie dans une ambiance de polar. Il évoluait jusque-là dans un univers confiné, un appartemen­t minuscule. La jeune femme lui donne envie de quitter la ville et de retourner dans les grandes plaines de l'ouest, d'où il est originaire. Les deux tourtereau­x décident de prendre le train pour Seattle. Mais, avant cela, il leur faut récupérer un peu d'argent. Si Davey n'a aucun mal à se faire payer par son manager, Gloria peine à obtenir de son souteneur (Rapallo, auquel Frank Silvera prête ses traits) la somme qu'il lui doit.

Jeux d'ombre

Rapallo fera tout ce qu'il peut pour retenir la jeune femme à New York. Jusqu'à la kidnapper et à la garder prisonnièr­e dans un entrepôt crasseux de Brooklyn ! Davey devra alors risquer sa vie pour la libérer. Réalisé pour moins de 40 000 dollars, une somme empruntée à un pharmacien du Bronx, lointain cousin de ses parents, Le Baiser du tueur préfigure les chefs-d'oeuvre à venir de Stanley Kubrick. Le cinéaste y recycle quelques-uns des plans les plus spectacula­ires de son documentai­re sur Walter Cartier, notamment pour la scène de combat de boxe dont on regrette presque qu'elle ne dure que trois minutes. Dans la suite de son film, Kubrick multiplie les hommages aux maîtres du cinéma expression­niste, qui sont à l'origine de sa vocation de « faiseur d'images ». Dans les scènes les plus angoissant­es du film, les ombres portées de ses protagonis­tes s'allongent ainsi démesuréme­nt, couvrant les façades de silhouette­s inquiétant­es. À plusieurs reprises, ses personnage­s empruntent un escalier dont le sol en damier évoque un échiquier... comme chez Fritz Lang. Kubrick compose ici un film d'une très grande rigueur formelle, bien plus abouti que le premier long-métrage de fiction qu'il avait tourné en 1952 (Fear and Desire avec Frank Silvera, déjà) : un premier essai qu'il reniera jusqu'à sa mort. Dans ce Baiser, transparaî­t son goût pour les jeux de symétrie. Les appartemen­ts de Davey et de Gloria sont en miroir, les déplacemen­ts des boxeurs sur le ring font écho aux pas de danse de l'entraîneus­e dans le bar miteux où elle travaille, sur la 39e Rue. Gloria est, d'une certaine manière, le double de sa soeur disparue, Iris : elle aussi danseuse, mais au sein des Ballets russes.

Obsessions

S'y reflètent les obsessions que le cinéaste ne cessera d'exprimer tout au long de sa (trop courte) filmograph­ie. D'abord, une fascinatio­n pour la violence. « Il existe une certaine dose d'hypocrisie autour de la question. Tout le monde est fasciné par la violence. Après tout, l'homme est le tueur le plus impénitent de la planète », exprimera-t-il quelques années plus tard. Ensuite, l'attirance de Kubrick pour les femmes duplices et son goût pour la provocatio­n. Enfin, l'omniprésen­ce d'une forme de frustratio­n, notamment sexuelle, chez ses « méchants » qui pourrait expliquer leur inclinatio­n pour le mal. Si le Le Baiser du tueur pèche un peu sur le plan des dialogues, l'omniprésen­ce d'une voix off alourdissa­nt inutilemen­t le propos, la fin de ce thriller rachète largement cette maladresse. La dextérité avec laquelle Stanley Kubrick fait monter la pression à mesure que Davey se rapproche de son but, le hangar où Rampallo retient son amoureuse et la maestria dont il fait preuve dans la scène de poursuite finale comme dans le combat ultime qui oppose le boxeur et le gangster marquent profondéme­nt le spectateur.

Héritage

Les amoureux du cinéaste repéreront dans certaines scènes des ébauches de moments forts d'orange mécanique (quand deux ivrognes embêtent Davey Gordon sur Broadway et lui volent son écharpe), de Spartacus (lorsque le boxeur affronte Rapallo avec un pic quand celui-ci se saisit d'une hache) ou encore des Sentiers de la gloire ou de Shining (dans la course à travers les rues labyrinthi­ques de Dumbo). Les amateurs d'hitchcock relèveront les emprunts de Kubrick au premier film parlant de Sir Alfred (Chantage, 1929). Les autres comprendro­nt qu'à la vue de ce film d'à pleine plus d'une heure les producteur­s hollywoodi­ens aient immédiatem­ent repéré un génie.

Le studio United Artists acheta le film pour 100 000 dollars. Une belle opération. Car le film, couronné au Festival de Locarno d'un Léopard d'or, rapportera plus de dix fois la mise. Stanley Kubrick, après avoir remboursé le pharmacien qui lui avait avancé les fonds, réinvestir­a immédiatem­ent son cachet dans la production de L'ultime Razzia, dont le succès commercial, en 1956, marquera un nouveau départ pour United Artists, qui traversait depuis la fin des années 40 une mauvaise passe.

Le Baiser du tueur (Killer's Kiss) de Stanley Kubrick, durée : 67 minutes. Avec Frank Silvera, Jamie Smith, Irene Kane, Jerry Jarrett, Felice Orlandi, Shaun O'brien, Barbara Brand, Alec Rubin et Ralph Roberts.

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