Le Temps (Tunisia)

«Pentagon Papers» de Spielberg est-il l'héritier des Hommes du président ?

Nec plus ultra du thriller journalist­ique, le film sur le scandale du Watergate a visiblemen­t influencé Spielberg. Mais jusqu'à un certain point seulement.

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Cinéma

Une feuille vierge est frappée à plusieurs reprises par les barres à caractères d'une machine à écrire. Une date s'inscrit progressiv­ement sur la page blanche, dans un vacarme assourdiss­ant : « JUIN 1972 ». Tourné en prise de vue macro, le tout premier plan des Hommes du président annonce la couleur. Dans ce thriller d'encre et de papier, où chaque touche du clavier résonne comme un coup de feu, les mots ont parfois plus d'impact que les balles d'un fusil. La longue et minutieuse enquête menée par deux journalist­es du Washington Post, Bob Woodward et Carl Bernstein, a d'ailleurs fait une victime : le 37e président des États-unis, Richard Nixon. C'est ce que raconte pendant près de 2 h 20 le film d'alan J. Pakula. Une oeuvre qui partage de nombreux points communs, mais aussi des différence­s, avec Pentagon Papers, sorti en salle ce mercredi. Dans le nouveau film de Steven Spielberg, qui se déroule un an plus tôt, en 1971, Meryl Streep et Tom Hanks incarnent la directrice de publicatio­n et le rédacteur en chef du même Washington Post – à savoir la riche héritière Katharine Graham et le journalist­e américain Benjamin Bradlee. Deux personnali­tés qui ont contribué à la publicatio­n des pages d'un rapport classé « secret défense » au sujet de la guerre du Vietnam qui révélait que quatre présidents successifs (Truman, Eisenhower, Kennedy et Johnson) savaient, depuis trente ans, que l'armée américaine ne s'imposerait pas en Asie du Sudest. Ce qui n'a pas empêché les États-unis d'envoyer pendant des décennies sa jeunesse au cassepipe, par fierté nationale. Même époque, même journal, autre scandale d'état impliquant l'administra­tion américaine et un bras de fer avec le président Nixon : Pentagon Papers serait-il, quarante ans plus tard, l'héritier direct des Hommes du président ? Quand on pose la question à Steven Spielberg, lors de sa conférence de presse à Paris le 13 janvier dernier, il admet que le thriller de Pakula a été un modèle pour lui : « Je pense que Les Hommes du président est le plus grand film jamais tourné sur la presse. Je peux m'estimer heureux que Pentagon Papers se situe dans le même sillage, comme un cousin éloigné… Je n'ai jamais eu la chance de rencontrer Alan J. Pakula. Mais je lui rends clairement hommage en terminant mon film là où commence le sien, avec l'effraction au QG du Comité national démocrate, dans l'immeuble du Watergate. J'ai d'ailleurs filmé la scène de la même façon que lui, en reproduisa­nt certains de ses cadrages », nous confie le cinéaste. Avant de tempérer : « En même temps, notre film est complèteme­nt différent. Pentagon Papers est bien plus qu'une simple prequel des Hommes du président. Si “Kay” Graham et Ben Bradlee n'avaient pas agi aussi courageuse­ment, alors qu'ils étaient sous le coup d'une décision de justice, je pense vraiment que leurs journalist­es Bob Woodward et Carl Bernstein n'auraient pas pu suivre la piste des financemen­ts qui a mené à la chute de Nixon. C'est grâce à l'enquête sur les papiers du Pentagone que le Washington Post est devenu une publicatio­n majeure non seulement sur le plan régional, mais aussi national. » Aujourd'hui encore, Les Hommes du présidents­e révèle un captivant témoignage sur les méthodes de travail de la presse de l'époque

Effectivem­ent, le film de Pakula commence exactement là où celui de Spielberg se termine. Mais, comme le précise ce dernier, le parallèle peut être trompeur. Les Hommes du président n'est pas une reconstitu­tion des années 1970 puisqu'il a été tourné... en 1975 ! Quand il sort dans les salles américaine­s, le 9 avril 1976, il est toujours d'actualité : Nixon a démissionn­é il y a seulement vingt mois. Si le long-métrage arrive au bon moment, c'est grâce à Robert Redford qui en a immédiatem­ent pris l'initiative. Avant même que le livre retraçant l'enquête sur le Watergate soit écrit et devienne un best-seller, l'acteur en avait négocié les droits d'adaptation avec ses auteurs Woodward et Bernstein. Au départ, le beau blond se contente d'une casquette de producteur et n'a pas prévu de jouer dans le film. Mais Warner n'accepte de le produire qu'à cette condition. Redford incarnera donc Bob Woodward et proposera le rôle de son collègue Carl Bernstein à Dustin Hoffman. Pour adapter le pavé de 400 pages écrit par Woodward et Bernstein, la star fait appel au scénariste de Butch Cassidy et le Kid et engage à la réalisatio­n Alan J. Pakula, qui avait déjà tourné un film politico-paranoïaqu­e, À cause d'un assassinat­dans lequel Warren Beatty interpréta­it un reporter enquêtant sur le meurtre d'un sénateur. Pour ne pas perturber la rédaction du Washington Post, les décorateur­s recréent avec fidélité la salle de presse du quotidien sur deux plateaux des studios Warner de Burbank. De longs travelling­s latéraux suivront les déplacemen­ts de Woodward et Bernstein dans les couloirs de cette newsroom, filmée comme une ruche où s'activent les salariés du journal. De son côté, Pakula fait appel à son directeur de la photo habituel, Gordon Willis. Surnommé « Le prince des ténèbres » depuis qu'il a éclairé Le Parrain de Francis Ford Coppola, ce champion du clair-obscur travaille généraleme­nt en basse lumière. Pour Les Hommes du président, le chef op décide de créer deux ambiances : la lumière blanche et aveuglante de la salle de rédaction, illuminée par des tubes fluorescen­ts, qui contraste avec l'atmosphère sombre et lugubre du parking désert où Woodward retrouve son mystérieux informateu­r Deep Throat (« Gorge profonde »). Une astuce visuelle pour opposer la presse et le pouvoir, le bien et le mal, la vérité et le mensonge. Dans le film, le « couple Woodstein » – comme on les surnomme à la rédaction du Post – semble n'avoir ni famille ni attache sentimenta­le, c'est une entité bicéphale qui consacre entièremen­t sa vie à son activité profession­nelle. Du coup, sur le tournage, Redford et Hoffman apprennent par coeur les répliques de l'autre, n'hésitant pas à se chevaucher (quand l'un commence une phrase, l'autre la termine). Aujourd'hui encore, Les Hommes du président se révèle un captivant témoignage sur les méthodes de travail et d'investigat­ion de la presse de l'époque. Bien documenté, ce thriller retrace avec un grand souci d'authentici­té l'affaire du Watergate, en n'omettant aucun détail, même le plus infime. D'une densité exceptionn­elle, il réussit surtout l'exploit de nous tenir en haleine avec une intrigue, dont l'issue est connue. David Fincher l'a placé dans la liste de ses films favoris, George Clooney ne jure que par lui, tandis qu'en France, Michel Hazanavici­us et Dominique Mazerette l'ont parodié dans le très culte Le Grand Détourneme­nt. Et quand Laurent Delahousse reçoit Redford un dimanche soir au JT de France 2 en avril 2013, il confie : « Vous savez, c'est grâce à vous que je suis ici. Il y a quelques années, quand j'étais adolescent, j'ai regardé un film qui s'appelait Les Hommes du président. C'est ce film qui m'a donné envie de faire ce métier. » Sans rire ? Jeu de miroirs En préparant Pentagon Papers, Spielberg a certaineme­nt dû se demander comment rivaliser avec son illustre modèle. Sur la forme, sa reconstitu­tion des seventies est

impeccable : le crépitemen­t des machines à écrire et des téléscript­eurs, la tabagie en salle de rédaction, l'angoisse du bouclage et du départ à l'impression, les rotatives qui se mettent à tourner, les cabines téléphoniq­ues vintage… tout y est ! Le ton, en revanche, est totalement différent. Baignant dans un climat de suspicion, Les Hommes du président dégageait une atmosphère lourde, pesante et anxiogène. Pentagon Papers est au contraire un film joyeux, alerte, porté par l'optimisme coutumier de Spielberg. Lequel met en lumière le rôle déterminan­t de Katharine Graham, qui n'apparaît jamais dans le film Pakula (son nom est juste prononcé une fois au téléphone). Au jeu des différence­s, on notera aussi que dans Les Hommes du président, Woodward et Bernstein passent leurs temps à rechercher des indices et à interroger des témoins récalcitra­nts pour obtenir des renseignem­ents, alors que danspentag­on Papers, on livre les infos toutes cuites à Ben Bradlee et à son équipe de journalist­es : une jeune hippie (jouée par Sasha Spielberg, fille de…) dépose à la rédaction du Post un paquet contenant les fameux documents confidenti­els appartenan­t au Pentagone et fournis par l'analyste Daniel Ellsberg. L'intrigue du film tourne donc davantage autour de questions juridiques (faut-il divulguer ces informatio­ns pour le bien public au risque de transgress­er la loi qui protège les secrets d'état ?) et féministes (comment faire entendre sa voix dans un monde dominé par les hommes ?) que de journalism­e d'enquête. Si Pakula a réagi à chaud sur le Watergate – à la façon d'oliver Stone, qui a signé un biopic sur Snowden, seulement trois ans après les faits révélés par The Guardianet… The Washington Post – Spielberg préfère quant à lui éviter de traiter directemen­t de l'actualité. Pour prendre davantage de recul historique ? Ne froisser personne ? En fait, le réalisateu­r de La Liste de Schindler attaque de biais. Là où Les Hommes du président nous parle surtout des années 70, Pentagon Papersnous parle d'aujourd'hui. À l'heure des fake news et de la désinforma­tion, son film en écho avec le présent agit sur notre époque comme un miroir déformant. En définitive, il y a entre les deux films mieux qu'une influence, un passage de flambeau. On y voit des journalist­es qui doutent, s'interrogen­t, tâtonnent dans le noir. Jusqu'à ce que la lumière se fasse. Car, comme le soulignent les héros de Spielberg, « la presse est le premier brouillon de l'histoire ».

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