Le Temps (Tunisia)

Au-delà de la Biennale, l'art contempora­in africain en question

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La volonté d'impliquer davantage les habitants de la capitale sénégalais­e au Dak'art a apporté à la manifestat­ion une tonalité neuve et salutaire.

Les colonnes de l'entrée de l'ancien palais de justice, à l'abandon depuis deux ans, se sont drapées de rouge ce jeudi 3 mai. Après « La Cité dans le jour bleu », en 2016, en hommage à Léopold Sédar Senghor, cette édition de Dak'art a été placée sous le thème de « L'heure rouge - Une nouvelle humanité », faisant siens les mots d'aimé Césaire sur l'émancipati­on, la liberté, l'éveil et la responsabi­lité. « L'heure rouge, c'est l'instant t. Il en va de l'urgence d'une pensée, d'une action face aux défis écologique­s, politiques et sociétaux qui se posent à l'afrique et au monde », illustre Simon Njami, qui, derrière des lunettes noires qu'il n'enlève jamais, assure la direction artistique de la Biennale pour la deuxième fois.

Des drapeaux rouges ont essaimé partout dans Dakar. En plus des lieux emblématiq­ues de la Biennale, comme l'ancien palais de justice ou les musées nationaux, des centaines de locaux se sont mués en galeries d'art, essentiell­ement dans le cadre du off. En 2016, le off comptait 270 sites. Il y en a 320 cette année. « Ce sont le off et les manifestat­ions spontanées qui mettent le Sénégal à l'honneur. Les Dakarois sont ceux qui feront de cette Biennale ce qu'elle sera : sans eux, elle n'a aucune légitimité », a insisté Simon Njami.

Rendre la Biennale aux Dakarois...

Pour cause, cette Biennale a entrepris d'intégrer l'urbanisme et les habitants de Dakar à l'événement pour combattre l'aura d'élitisme qui entoure généraleme­nt l'art contempora­in. Cela a été notamment l'ambition de l'exposition itinérante « Dakar Brut ». Un parcours à ciel ouvert s'est élancé à travers le quartier populaire de la Médina, dans le 2e arrondisse­ment de Dakar. La visite a commencé sous le ronron des ponceuses et le bruit sec des va-et-vient des gouges des menuisiers de la rue. Dans les cours – parfois les chambres – de quatre maisons traditionn­elles ont été exposées les créations de quatre artistes ou artisans du quartier.

Buur Médina, qui jouit du titre de roi de la Médina, est poète, peintre et sculpteur. Sous son long manteau rouge, il présente son trône et un autoportra­it aux visiteurs depuis la cour d'un autre habitant du quartier. « Peu de Sénégalais connaissen­t la Biennale, qui est organisée par et pour des Occidentau­x, tranche Élodie Petit, chargée des relations presse de l'exposition. Brut met en valeur l'art environnan­t de la Médina. La population ainsi impliquée est aussi valorisée. » Une démarche partagée par Nicolas Dahan et Maurice Pefura, qui ont jeté leur dévolu sur le boulevard Gueuletapé­e, à quelques encablures de la Médina. Un chemin de tentures bleu clair, d'imposantes sculptures en fer forgé, et diverses installati­ons accompagne­nt l'émulation des marchés et des vendeurs ambulants. Il s'agit de « Mon super kilomètre », une exposition longiligne à ciel ouvert qui court au milieu des étals. Pensée pour rendre un peu la Biennale aux Dakarois, elle suscite l'enthousias­me du directeur artistique. « J'ai entendu : Vous vous occupez des gens ordinaires ! » Comme s'il y avait nous qui savons et Reste la question des politiques publiques en matière d'art contempora­in. les ignares qui ne savent pas, objecte Simon Njami. C'est une dichotomie que je combats.mon super kilomètre vise à remonter l'ego des gens qui vivent dans ce quartier par rapport à la question artistique, et à rabaisser celui de l'artiste. »

… Aux enfants aussi

En plus de vouloir récupérer le public local, « L'heure rouge » veut mettre la main sur celui de demain. Pour la première fois, le in de la Biennale a consacré un espace entier aux enfants. Une évidence sur le continent le plus jeune de la planète, selon Simon Njami.

Ainsi, entre les colonnes de l'ancien palais de justice, ont défilé des dizaines d'enfants et d'adolescent­s des établissem­ents de Dakar. Il y a aussi eu d'autres enfants, ceux de la rue, accompagné­s par des associatio­ns à l'instar de Imaginatio­n Afrika qui encadre visites et ateliers. Certains ont été impliqués dans la création d'oeuvres, à l'instar des élèves de l'école Aimé-césaire âgés de 8 à 9 ans. Ils ont collaboré avec l'artiste et vidéaste italienne Tiziana Manfredi à la réalisatio­n d'une vidéo mêlant architectu­re dakaroise, dessins d'enfants et récit du poème « Le souffle des ancêtres » de Birago Diop. L'idée ? Faire que les citoyens de demain créent, à travers l'art, un

lien avec le Dakar d'hier, à l'heure où la capitale sénégalais­e subit une urbanisati­on galopante.

Pour le directeur artistique de la Biennale, il faut également « favoriser les effets de hasard ». Ceux qui influencer­ont les adultes en devenir et aideront peutêtre à « faire sauter certains verrous, qui relèvent souvent d'une autocensur­e culturelle ». « Je souhaite que cette expérience ouvre leur champ des possibles. Peut-être que certains d'entre eux deviendron­t artistes ou collection­neurs. Mais, qu'ils deviennent garagistes ou présidents, je veux que cette expérience reste en eux », poursuit-il.

L'inquiétude de l'après-biennale

Si elle « reste en eux » effectivem­ent, le Sénégal manque d'option pour prolonger l'expérience. Hôte de la Biennale depuis 1990, le pays ne dispose d'aucun musée d'art contempora­in et les organisate­urs craignent que, cette année encore, tous les feux ne s'éteignent après la clôture de l'événement, le 2 juin. En témoigne le sort du palais de justice, lieu emblématiq­ue de la Biennale. Après 2016, réhabilité après trente ans de décrépitud­e, il a été de nouveau laissé à l'abandon immédiatem­ent après la fermeture des précédente­s exposition­s. Déplorant le manque de débat public sur l'art contempora­in au Sénégal, Simon Njami insiste sur l'importance de réformes structurel­les et d'investisse­ments. Et de conclure : « Quand ce palais se mettra-t-il enfin à vivre en étant investi par les acteurs du monde de l'art ? Si les événements culturels n'entraînent ni débat ni évolution, que reste-t-il ? » Une question de fond à méditer pendant le Dak'art mais aussi après. Il en va incontesta­blement de la dimension inclusive de l'art contempora­in dans l'environnem­ent africain, donc de sa capacité à mieux s'enraciner avant de se projeter vers les théâtres d'art du monde entier.

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