Le Temps (Tunisia)

Une écrivaine tout court

Cinq nouvelles sous la plume de la Nigériane Chimamanda Adichie à lire à la fois en traduction française et en version originale dans la collection « Folio bilingue ». Des histoires passionnel­les et humanistes.

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Chimamanda Ngozi Adichie est sans doute l’écrivaine africaine la plus connue. Connue aussi bien à Lagos (Nigeria) qu’à Maryland (Etats-unis), deux villes entre lesquelles celle-ci partage aujourd’hui sa vie. La romancière compte parmi ses fans la chanteuse Beyoncéqui a utilisé ses textes dans ses chansons et Hillary Clinton. Excusez du peu !

Lors d’une conférence qu’elle a faite récemment au Pen Club à Manhattan, elle a interpelé l’ancienne candidate à la Maison-blanche, prise en flagrant délit d’anti-féminisme. Elle a critiqué Clinton pour avoir commencé sa bio Twitter en rappelant qu’elle était d’abord « épouse, mère et grand-mère ». Elle lui a conseillé d’aller voir la bio de son mari présidenti­el qui n’a pas ressenti la nécessité de mettre en avant son statut d’homme marié. L’argument a apparemmen­t fait mouche, puisque l’adversaire malheureus­e de Donald Trump a promis de réécrire son profil Twitter.

Célébrée aujourd’hui comme la digne héritière de Chinua Achebe et Wole Soyinka (prix Nobel de littératur­e, 1986), Chimamanda Adichie s’est fait connaître en 2003 en publiant son premier roman L’hibiscus pourpre (Anne Carrière, 2004), qui mettait en scène les heurs et malheurs de deux enfants grandissan­t sous la coupe d’un père de famille devenu tyrannique et tortionnai­re sous l’effet de la religion. Son second roman L’autre moitié du soleil (2006) est Guerre et Paix à la Nigériane, avec pour background la guerre du Biafra.

Le titre du roman fait référence au drapeau de la population Ibo dont la tentative de sécession à la fin des années 1960 a été réprimée dans le sang par l’armée nigériane. Son dernier roman qu’elle a publié en 2010 s’appelle Americanah (2013). Le titre qui renvoie au terme un peu méprisant et moqueur qu’utilisent les Nigérians pour parler des compatriot­es vivant aux Etats-unis et qui se sont américanis­és.

Ecriture incarnée et ironique

Entre ses trois romans, la jeune écrivaine, âgée d'à peine 40 ans, a eu le temps de publier un recueil de nouvelles, Autour de ton cou (2009), qui avait révélé son talent de portraitis­te sophistiqu­ée. Avec un sens profond de la tragédie humaine, elle réussit à brosser en quelques pages le portrait sensible des hommes et femmes à la dérive. Surtout des femmes, qui incarnent dans la fiction d’adichie une forme de révolte contre le monde patriarcal où les femmes doivent se battre pour exister.

Si la romancière nigériane est dans l’actualité aujourd’hui, c’est parce que son éditeur français, Gallimard, a eu la belle idée de publier un volume de ses nouvelles dans une collection bilingue (« Folio bilingue »), afin de permettre aux lecteurs fidèles d’adichie de retrouver le goût de son écriture en version originale. Composés de cinq nouvelles déjà publiées dans des magazines ou dans la précédente anthologie, Les arrangemen­ts et autres histoires n’en reste pas moins bouleversa­nte et riche en découverte­s ou redécouver­tes des secrets de l’écriture magistrale de la Nigériane. C’est une écriture à la fois incarnée et ironique, où le fonds s’enrichit des strates successive­s de parlers locaux qui viennent annuler la neutralité virile de la langue impériale.

Les nouvelles racontent des tranches de vie, empreintes de l’expérience personnell­e de l’auteur au Nigeria où celle-ci a grandi et aux Etats-unis où elle a élu résidence. Au coeur de chacune de ces nouvelles, des personnage­s de femmes puissantes. Elles s'appellent Nkem, Agathe, Akunna, une protagonis­te sans nom et… Melania Trump.

D’ailleurs, le recueil s’ouvre sur l’histoire de Madame Trump, saisie dans toute sa fragilité. Donald Trump n’est pas encore président des Etats-unis, mais il est en campagne. Melania est délaissée, méprisée par la famille de son mari. Sa vulnérabil­ité ne l’empêche pas de se révolter contre Donald, contre sa belle-fille Ivanka qui la traite mal. Père et fille se liguent contre elle, mais Melania résiste et se venge en s’approprian­t le code social et en apprenant à être aussi mensongère et hypocrite que les autres. Melania incarne l’autre à travers les yeux de laquelle le lecteur découvre les brutalités du pouvoir et de la hiérarchie de la classe sociale en Amérique.

Concupisce­nce des hommes

Qu’y a-t-il de commun entre Melania et les autres protagonis­tes des nouvelles que compte ce livre ? On aurait envie de répondre : leur formidable capacité de résistance. En effet, ces femmes finissent par prendre le dessus et à intégrer la grammaire de la société qui les opprime. C’est le cas notamment d’akunna, personnage principal d’une nouvelle au titre quelque peu déroutant : Autour de ton cou. Ecrit à la deuxième personne, ce récit met en scène la découverte des Etats-unis par une jeune émigrée nigériane.

Lauréate d’une loterie des visas, Akunna est venue s’installer seule aux Etats-unis, loin de ses parents et ses proches. « La nuit, quelque chose venait s’enrouler autour de ton cou, une chose qui manquait t’étouffer avant que tu ne sombres dans le sommeil. » Cette chose autour du cou d’akunna s’appelle la solitude, la nostalgie, l’aliénation, des émotions qui tiennent la jeune femme prisonnièr­e dans ce pays étranger où son destin l’a conduite. Vécue d’abord comme une chance, l’expérience de la migration tourne très vite au cauchemar pour la jeune Africaine qui doit lutter contre la concupisce­nce des hommes de sa communauté et l’incompréhe­nsion « crasse » dont lui témoigne son pays d’accueil.

« Beaucoup de gens te demandaien­t depuis quand tu étais venue de Jamaïque parce qu’ils croyaient que tous les Noirs qui avaient un accent étranger étaient jamaïcains. Ou bien, si certains devinaient que tu étais africaine, ils te disaient qu’ils adoraient les éléphants et avaient envie de faire un safari. » Akunna finira par rencontrer un jeune homme qui a quelques connaissan­ces du vaste monde au-delà des frontières américaine­s. Il est le premier à ne pas la considérer avec condescend­ance. Pourra-t-il pour autant lui faire oublier son Afrique natale et surtout la débarrasse­r de cette chose « autour de (son) cou » ?

Rien n’est moins sûr, si l’on en croit l’expérience de Nkem, protagonis­te d’une autre nouvelle du recueil, qui explore avec des mots simples les tensions entre l’ici et l’ailleurs. Mariée à un businessma­n nigérian, la jeune femme vit aux Etats-unis avec ses enfants, alors que son mari a fait le choix de partager sa vie entre son pays natal et son pays d’adoption. Pour ce dernier, avoir un foyer à l’étranger est aussi une question de prestige social. Il profite aussi de l’absence de sa femme pour installer chez lui à Lagos ses petites amies. L’épouse fidèle s’est adaptée à cet arrangemen­t, mais « son pays lui manque », « le soleil de Lagos » aussi, même si « l’amérique a fini par lui plaire, par enfoncer ses racines sous sa peau ». Nkem finira par retourner au Nigeria pour se réappropri­er à la fois son pays et son mari volage.

L’émigration n’est pas la seule thématique abordée dans ces nouvelles. Elles racontent aussi le pays de départ, en l’occurrence le Nigeria que les personnage­s quittent, attirés par le Nouveau Monde.

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