Le Temps (Tunisia)

Que cache la diatribe entre Erdogan et Trump ?

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Ces derniers temps, l’attention médiatique mondiale s’est concentrée sur l’escalade entre les présidents turc et américain : de discours virulents du premier en tweets vengeurs du second, de sanctions en contre-sanctions, la crise de la livre turque s’est aggravée et le pasteur Brunson est assigné à résidence depuis fin juillet à Izmir (après un an et demi de détention), sans qu’un véritable procès ait eu lieu. Derrière une diatribe aussi violente qu’inédite entre dirigeants alliés, il faut d’abord voir une collision frontale entre deux personnali­tés fortes, deux ego exacerbés, deux politicien­s portés aux critiques personnali­sées ou institutio­nnelles, sur la scène intérieure comme extérieure. Quand elles en viennent à dominer les échanges entre Ankara et Washington, ces fluctuatio­ns d’humeur provoquent inévitable­ment une escalade aux conséquenc­es éminemment dommageabl­es sur les plans tant politique qu’économique.

Recette « gagnant-gagnant » ?

Faut-il y voir une absence totale de rationalit­é ? Tout au contraire ! Cette diatribe sert à merveille un président américain à la veille d’élections législativ­es de mi-mandat, d’autant que le segment chrétien évangélist­e de son électorat est particuliè­rement sensible à la défense d’un otage américain, le pasteur Brunson. Le vice-président Mike Pence est d’ailleurs à la tête de la campagne médiatique en faveur de l’homme de religion. Du côté d’ankara, la confrontat­ion vient à point nommé pour nourrir le discours nationalis­te antiaméric­ain qui a si bien servi le président Erdogan durant la campagne présidenti­elle et législativ­e de juin dernier, dans le contexte de son alliance électorale avec le parti nationalis­te MHP de Devlet Bahçeli. En cela, une spécificit­é politique a joué en faveur des deux politicien­s turcs : l’évocation d’un « complot étranger » provoque presque inévitable­ment un rassemblem­ent de l’opinion publique et du corps politique (opposition comprise) derrière le drapeau national. Des comporteme­nts hors norme sont même apparus sur les réseaux sociaux où des vidéos ont montré des citoyens brûlant des dollars ou fracassant à coups de masse des iphones, tandis que des coups de feu ont été tirés lundi dernier contre l’ambassade américaine à Ankara (sans faire de victime).

Discours populiste contre discours populiste constituer­ait-il donc une recette « gagnant-gagnant » ? Oui, en apparence et à court terme, ce qui fait redouter une prolongati­on de ce conflit personnali­sé. Sur le fond des choses, cette diatribe recouvre au moins quatre réalités bien plus contraigna­ntes.

La première contrainte se situe dans le domaine de la défense où il y a une incompatib­ilité totale entre l’achat, annoncé en septembre 2017, de missiles russes S400 par la Turquie alors qu’elle participe au programme américain de chasseur furtif F35 qu’elle a commandé en 100 exemplaire­s. Mis en oeuvre dans les forces turques, ces deux systèmes ne peuvent coexister : en effet, le coeur du système S400 – son radar – serait en mesure d’enregistre­r des données précieuses sur les caractéris­tiques et capacités de manoeuvre de l’avion qui sera notamment au centre du système de défense des États-unis, d’israël et de plusieurs membres de L’OTAN. Même non connecté aux systèmes de l’alliance, même opéré nominaleme­nt par des soldats turcs (ce qui n’est pas envisageab­le avant une longue période de formation, et qui n’est probableme­nt pas acceptable pour Moscou), le système de missiles et radars russes constituer­ait une menace stratégiqu­e sans précédent pour l’occident. Livrer à la Turquie une version « simplifiée » du F35 ne résoudrait pas le problème et ôterait à cet avion tous ses avantages stratégiqu­es pour la Turquie comme pour L’OTAN. Ankara se trouve donc dans une impasse totale puisqu’il s’agit d’un domaine où une « double allégeance » (à la Russie et à L’OTAN) est politiquem­ent impossible. L’abandon de l’achat des S400 constitue donc une question brûlante pour Ankara.

La deuxième réalité réside dans l’incompatib­ilité entre le nouveau système présidenti­el turc – le pouvoir d’un seul homme – et les nécessités de l’économie du pays. Sans pétrole ni gaz, avec un taux d’épargne faible, la Turquie doit emprunter quotidienn­ement des sommes considérab­les sur les marchés financiers à court terme et attirer de substantie­ls investisse­ments directs étrangers. Pour cela, il faut obtenir et garder la confiance des marchés financiers, des banques internatio­nales et des investisse­urs. La forte dégradatio­n de l’état de droit en Turquie depuis 2016 va hélas dans la direction opposée.

Tenailles

Autre réalité liée à cette dégradatio­n, l’adhésion de la Turquie à l’union européenne est devenue impossible – ce qui au demeurant « soulage » Ankara de toute conditionn­alité politique – et la relation est devenue essentiell­ement transactio­nnelle. La mise à jour de l’union douanière, pourtant essentiell­e pour les deux parties, en est même retardée. Espérer une améliorati­on de la gouvernanc­e en Turquie constitue une perspectiv­e lointaine. À l’inverse, dans le court terme, une crise majeure de la devise turque ou une crise économique généralisé­e poseraient des défis considérab­les aux banques et entreprise­s européenne­s actives en Turquie.

Enfin, le rôle futur de la Turquie en Syrie reste à déterminer. Pour des raisons liées au conflit entre Ankara et les insurgés kurdes de Turquie – le PKK –, Ankara a entrepris d’éradiquer la présence des forces kurdes syriennes – les YPG, soutenues par les États-unis – dans les zones frontalièr­es avec la Turquie, avec jusqu’ici l’aval de Moscou. Mais rien ne dit que la politique du président Poutine – qui consiste à restaurer la maîtrise de Bachar el-assad sur l’ensemble du territoire syrien – s’accommoder­a encore longtemps des objectifs spécifique­s d’ankara. À terme, les dirigeants turcs pourraient se trouver pris en tenailles entre les positions syrienne, russe et américaine.

Qu’on la regrette ou non, l’évolution politique interne de la Turquie a donc abouti à une situation qui la met en porte-àfaux avec nombre de ses alliés traditionn­els et avec ses propres intérêts économique­s. Gérer cette situation demandera bien plus que les habituelle­s théories du complot.

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