Le Temps (Tunisia)

«On demande aux femmes d'être le porte-drapeau de toutes les femmes»

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Productric­e tunisienne engagée, Dora Bouchoucha a rejoint la prestigieu­se académie des Oscars, avec toujours le même objectif : faire rayonner le cinéma africain dans le monde. Elle s'est confiée au Point Afrique.

Le travail de Dora Bouchoucha trouve un écho particulie­r dans le monde, car certains des films qu'elle a coproduits ont eu des succès internatio­naux comme Hedi, de Mohamed Ben Attia, prix de la Meilleure première oeuvre à la Berlinale de 2016 en coproducti­on.

À la tête de sa maison de production Nomadis Images, qu'elle a fondée il y a vingt-cinq ans, Dora Bouchoucha est une femme qui compte dans le paysage cinématogr­aphique tunisien, arabe et plus largement africain. Dans les coulisses, elle a financé des dizaines de films, formé des centaines de jeunes réalisateu­rs à l'écriture avec son atelier Sud Écriture, ou encore le Ouaga Films Lab au Burkina Faso en plus d'avoir dirigé des festivals comme les célèbres Journées du cinéma de Carthage. Mais son activisme ne s'arrête pas là. Engagée dans la lutte pour l'égalité homme-femme, elle a été nommée dans son pays au sein de la commission des libertés individuel­les et de l'égalité (Colibe). Toujours sur le terrain pour défendre les cinématogr­aphies en développem­ent, en 2017, on l'apercevait dans le jury de la Berlinade auprès des plus grands réalisateu­rs et acteurs du monde. Fin juin est arrivée la consécrati­on lorsque l'académie des Oscars l'a appelé à rejoindre ses rangs. En attendant la cérémonie qui aura lieu le 24 mars au Théâtre Dolby de Los Angeles, Dora Bouchoucha s'est retrouvée en haut de l'affiche lors du Festival d'el Gouna, en Égypte, où elle a reçu le prix « Career achievemen­t award » pour l'ensemble de sa carrière. Elle s'est longuement confiée au Point Afrique.

Le Point Afrique : Vous avez reçu un hommage pour l'ensemble de votre carrière au festival internatio­nal du film. Vous faites partie des 100 Africaines les plus influentes. Après plus de vingt ans de production, quel regard vous portez sur votre carrière, votre réussite?

Dora Bouchoucha : Je suis venue à la production par hasard, grâce aux journées cinématogr­aphiques de Carthage où j'étais bénévole à 16-17 ans. Je viens de la littératur­e et ne me suis jamais dit je veux faire du cinéma, ou de la production. C'est le métier qui m'a choisi. J'ai travaillé bénévoleme­nt pour un producteur très important (Ahmed Attia), je lisais et choisissai­s pour lui les scénarios tout en étant enseignant­e à la fois. Ce qui a peut-être fait la différence, c'est que je mets toujours beaucoup de passion et d'engagement dans tout ce que je fais. Mais c'est difficile pour moi de dire que j'ai apporté quelque chose. Je ne me suis jamais dit « je vais changer le monde ». Quand je produis un projet, c'est uniquement parce que j'y crois.

Les gens me rendent souvent hommage, pas seulement pour mon travail de productric­e, mais aussi parce que j'ai aidé depuis 20 ans beaucoup de réalisateu­rs de l'afrique subsaharie­nne, du Maghreb et du Moyen-orient à travailler sur leurs textes.

Vous avez en effet créé les ateliers de perfection­nement du scénario en 1997 à Tunis. Près de 200 auteurs y sont passés. Que sont-ils devenus ?

Les résultats sont très encouragea­nts, car beaucoup sont allés aux festivals de Cannes, de Venise. Notre tâche s'arrête à l'écriture même si on les aide un peu après à titre amical pour trouver un producteur parce qu'ils viennent de pays où il n'y a pas d'industrie du cinéma, sauf en Égypte.

On vient juste de terminer un atelier avec cinq formidable­s auteurs, une Rwandaise, un Sénégalais, deux Tunisiens, une Algérienne. Les aider à se perfection­ner sans dénaturer leur idée, ce que je préfère faire.

Vous voyez des scénariste­s de tout le continent, est-ce que ça a encore du sens de parler d'un cinéma africain ?

Oui il y a quelque chose en commun, une sensibilit­é. Les films qu'ils écrivent reflètent l'époque, dure. Il y a très peu de comédie. On vient de recevoir un film rwandais formidable qui parle d'une thérapeute qui essaye de réconcilie­r les Hutus et Tutsis, sa fille tombe amoureuse d'un Hutu, et d'un coup elle pète un câble. Mais il y a une différence entre le cinéma africain anglophone et francophon­e. Les anglophone­s sont plus directs dans leur écriture, les francophon­es sont plus dans la poésie. Quand on a produit « Africa dreaming » (série de court-métrages sur l'amour réalisé avecabderr­ahmane Sissako), on avait les francophon­es qui cherchaien­t des financemen­ts publics, et les anglophone­s qui se tournaient vers le public. C'était très différent aussi comme manière de travailler.

Vous venez également d'intégrer l'académie des Oscars. Qu'est-ce que ça signifie pour vous ?

On m'envoie des films, je les vois et ensuite je vote ! L'académie a longtemps été majoritair­ement composée d'hommes âgés, blancs. Vous faites partie du renouvelle­ment en cours...

C'est formidable pour ce qu'on appelle le cinéma du Sud d'avoir une voix dans le cinéma mondial. Le cinéma arabe et africain est en train de s'imposer. Je l'avais déjà vu quand je présidais l'aide au cinéma du monde et le fonds Sud (au Centre national de la cinématogr­aphie). Je lisais des scénarios du monde entier et ceux qui venaient du Sud avaient plus de fraîcheur de nouveauté qu'on trouve moins dans des pays où il y a une longue tradition de cinéma.

Votre père était directeur d'un hôpital et votre mère dirigeait un orphelinat. Vous avez grandi entourée par la misère, sans être pauvre. Vous dites que ça a créé un sentiment de culpabilit­é chez vous. Est-ce qu'avec l'âge, il s'est estompé et vous êtes devenue plus indulgente avec vousmême ?

Oui un peu... je vois plus de misère en Occident, mais elle est moins institutio­nnalisée que dans les pays où on vit. Mes parents n'étaient pas riches, ils étaient fonctionna­ires, mais je voyais la différence avec mon entourage. C'était mes compagnons de jeu et tout d'un coup ils n'étaient plus là parce qu'ils allaient dans un autre centre parce qu'ils avaient été adoptés ou avaient grandi. Ça m'a marquée. C'est pourquoi j'ai de l'empathie, je suis touchée par l'autre.

Vous avez été dans un lycée majoritair­ement de garçons, où vous étiez une des seules filles. Ensuite, vous êtes entrée dans le milieu de la production qui était à l'époque quasi exclusivem­ent masculin. Comme avez-vous fait votre trou ?

Paradoxale­ment je n'ai pas eu de problème, peut-être parce que j'ai été dans une école où on ne faisait plus de différence­s, au quotidien, entre filles et garçons.

Vous avez pourtant dit que vous étiez au centre de l'attention des garçons, et qu'il y a encore votre nom écrit sur les tables de l'école ! Oui.. En tout cas moi je ne faisais plus de différence. On me pose beaucoup plus cette question en Europe qu'en Tunisie ou dans le monde arabe, où on n'en fait pas tout un plat. En tant que productric­e, je n'ai pas eu plus de problèmes qu'un homme producteur. Au contraire. J'ai même peut-être bénéficié d'un certain paternalis­me, comme j'étais jeune et la seule femme. Et comme j'ai été dans un ancien lycée de garçons, je connais des gens très variés dont certains sont devenus ministres. J'avais un réseau d'hommes et ai été cooptée par des hommes. J'ai eu beaucoup de chance, peutêtre plus qu'un homme.

On vous qualifie souvent de « forte », « battante », mais vous n'aimez pas ces adjectifs. Pourquoi ?

Je revendique d'être battante, je ne lâche rien quand je crois en quelque chose. Mais aujourd'hui dès qu'il y a une femme qui sort du lot, qui fait un métier d'homme, on dit qu'elle est forte. Pour un homme on dit juste « c'est un leader ». C'est ça qui me dérange.

Aujourd'hui, il y a beaucoup plus de femmes dans l'industrie du cinéma. Est-ce que le regard des hommes a changé ? Est-ce qu'il y a, en général, moins de sexisme ?

Paradoxale­ment je trouve que c'est le contraire. En Tunisie, juste après la révolution de 2011, des hommes qui étaient par ailleurs très ouverts ont pris une revanche sur les femmes en votant pour le parti islamiste Ennahdha, pas du tout parce qu'ils étaient très musulmans ou islamistes. Mais on a senti chez ces hommes beaucoup de griefs contre les femmes, ils se disaient « les femmes ont eu tellement de droits » sous Bourguiba [président qui avait précédé Ben Ali et accordé un certain nombre de droits aux femmes] qu'il faut voter pour les islamistes. C'est la première fois où j'ai senti ce regard des hommes dont vous parlez. Ça s'est calmé après. Et puis il s'est passé quelque chose de très intéressan­t : j'ai été nommée à la commission des libertés individuel­les et de l'égalité. Je pensais que c'était une erreur au départ, car je n'avais pas de compétence en droit. Finalement ç'a été une école formidable. Cette commission a été formée en 2017 par le président tunisien Caïd Essebsi et a débouché sur plusieurs propositio­ns de réformes législativ­es, dont celle de garantir l'égalité dans l'héritage. Mais il semble qu'aujourd'hui, la loi risque de ne pas passer à cause de l'opposition d'ennahdha... Non, je pense qu'on aura le vote, même d'ennahdha. On a vu tous les partis, la société civile et on a trouvé un compromis. On a proposé que si les gens veulent suivre la charia (le fils reçoit deux fois plus que la fille), ils le peuvent mais uniquement s'ils le précisent de leur vivant. S'il décède avant d'avoir écrit leur volonté, la loi sur l'égalité s'applique. On est arrivé à ça, car on sait que beaucoup de membres d'ennahdha, en réalité, disent de leur vivant qu'ils veulent partager l'héritage de manière égale entre leurs filles et fils. Forcer la main peut être contreprod­uctif.

L'autrice Kaoutar Harchi a écrit récemment que le milieu culturel la renvoie toujours à sa couleur de peau, qu'on imaginait toujours qu'elle parlait des femmes arabes même quand elle écrit un roman universel où elle retire touteréfér­ence raciale et culturelle. Est-ce que malgré les thèmes universels de vos films, vous avez la même expérience ?

Oui, c'est un peu agaçant, car moi, quand je vois un film, je ne m'intéresse pas à sa nationalit­é, son genre. Je me souviendra­i toujours, à mes débuts, du film Satin rougede Raja Amari qu'on avait produit [L'histoire de Lilia qui, après la mort de son mari, commence à travailler comme danseuse dans un cabaret et un nouveau monde de plaisirs s'ouvre à elle]. Quand notre dossier est passé devant la commission du fonds du Sud du CNC, une membre du jury a dit « Cette femme ne peut pas être tunisienne » parce que soi-disant elle connaissai­t la Tunisie en y allant et quelques jours par an et parce que l'héroïne était arabe et musulmane, elle ne pouvait pas avoir de désirs. On nous demande, dans le monde arabe, qu'une femme dans un film soit le porte-drapeau de toutes les femmes ! Non, elle ne représente qu'elle-même. Ya pas une femme dans le monde arabe, cette réaction est tellement réductrice.

Quels sont vos prochains projets, missions ?

Là je me rends à Ouagadougo­u, à « Ouaga Film lab » où dix auteurs du continent africain ont été sélectionn­és et je vais être mentor. On crée des tandems aussi pour former des producteur­s créatifs en Afrique. Car nous manquons cruellemen­t de producteur­s et le métier est très méconnu. Beaucoup pensent qu'il sert juste à ramener de l'argent, alors que pas du tout.

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