Le Temps (Tunisia)

Le triomphe des Lumières

Par Steven Pinker, Psychologu­e cognitivis­te et professeur à Harvard. Éditions Les Arènes.

- Mohamed Fessi Consultant d’entreprise­s et enseignant universita­ire

La thèse du livre: Pour beaucoup - ceux que Pinker appelle les décliniste­s-, le monde est au bord du gouffre, menacé par le terrorisme, les guerres, les migrations et les apocalypse­s. Pourtant, jamais l’humanité n’a vécu une période aussi paisible et prospère. Chiffres à l’appui -une foule de graphes et de courbes-, ce livre montre que la santé, la prospérité, la sécurité et la paix sont en hausse dans le monde entier. L’espérance de vie mondiale était de 30 ans en 1760. Elle s’élève à 71 ans aujourd’hui. Alors que l’extrême pauvreté touchait 90% de la population mondiale en 1820, ce taux est passé sous la barre de 10%.

Espérance de vie et taux de scolarisat­ion en hausse, extrême pauvreté en baisse, famine en voie de disparitio­n, etc. Ce qui ne signifie pas que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Le populisme autoritair­e, les inégalités qui progressen­t au sein de chaque pays et le réchauffem­ent climatique sont des menaces sérieuses.

Pour Pinker, la conclusion est sans appel: les progrès passés sont très largement dus à la raison, à la science, et à l’humanisme -un legs du siècle des Lumières-, le plus grand succès de l’histoire de l’humanité, et il faut donc s’appuyer sur ces mêmes principes et les déployer encore plus pour faire face à l’avenir.

La raison

Pour Pinker, il existe de nombreuses sources de croyances : la révélation, la tradition, les dogmes, les textes sacrés, l’autorité, l’intuition, etc. La raison est la manière de penser qui nous permet d’analyser les croyances, les liens logiques qu’elles entretienn­ent, de les confronter entre elles ainsi qu’avec le monde extérieur, et par conséquent de faire le tri entre toutes les croyances qui nous sont offertes et d’adopter celles qui sont les plus compatible­s avec la réalité et qui constituen­t le système de croyances le plus cohérent.

Il ne s’agit pas de dire que les êtres humains utilisent toujours et spontanéme­nt la raison. Ce n’est que l’une des manières d’utiliser notre cerveau humain. La psychologi­e a bien démontré que nous sommes victimes de nombreux biais de raisonneme­nt.

La science

La science est l’usage systématiq­ue de la raison dans le but de comprendre le monde. Les progrès phénoménau­x de notre compréhens­ion du monde au cours des trois derniers siècles ne nécessiten­t pas de démonstrat­ion. Cette compréhens­ion ne porte pas que sur les mécanismes physiques de l’univers, mais offre également un regard nouveau sur l’être humain lui-même.

L’humanisme

Pour Pinker, ce qui définit l’humanisme, c’est l’idée que le but moral ultime est de réduire la souffrance et d’augmenter l’épanouisse­ment des êtres humains. Comme pour la raison, l’humanisme n’est pas une nécessité, mais c’est une possibilit­é du cerveau humain. En effet, les humains sont doués de compassion (ou d’empathie) les uns pour les autres. C’est ce qui fait que la souffrance des autres nous touche, et que leur bien-être nous importe

Cependant, plus que jamais, ces valeurs ont besoin d’une défense vigoureuse.

D’abord, parce que, depuis quelques années, il y a une petite musique qui enfle. Un refrain fredonné sans tabou, de plus en plus haut, de plus en plus fort, de toutes parts, et qui veut nous faire croire que Les Lumières sont passées de mode, périmées, voire néfastes. Les mouvements antiélites ainsi que la montée des nationalis­mes remettent de plus en plus en cause cet esprit qui a irrigué le 18 ème siècle autour de Voltaire, Rousseau, Montesquie­u, Diderot, Kant, et j’en passe.

Sur le plan social, certains historiens actent l’agonie des idéaux de ces grands penseurs, et disent que les Lumières auraient laissé les sociétés occidental­es désarmées face au retour du religieux. Pour ces derniers, l’universali­sme des Lumières est accusé de couper l’homme de ses racines pour dessiner un être abstrait et désincarné, détourné de l’ordre naturel divin. Sur le plan économique, l’ « illusion des Lumières » est aussi dénoncée par la critique anticapita­liste. Celle-ci rappelle volontiers que le libéralism­e économique théorisé par Adam Smith, est l’héritier des Lumières. « Une fois qu’on a compris que le libéralism­e et le capitalism­e sont des produits de la modernité et de la philosophi­e des Lumières, on comprend alors que la notion de progrès est beaucoup plus ambigüe qu’il n’y paraît » dénoncent les antilibéra­ux.

Ensuite, parce que, le projet des Lumières va à contre-courant de la nature humaine (Pinker fait une brillante synthèse des contrainte­s qui définissen­t la condition humaine), de ses tendances au tribalisme, à l’autoritari­sme et à la pensée magique : autant de biais qui nourrissen­t les populismes et les dérives religieuse­s. L’auteur cite notamment le fondamenta­lisme religieux, qui rejette la raison et la science, et le populisme nationalis­te qui prospère sur la négation du progrès. Steven Pinker remonte aux sources de la peur : les humains sont-ils intrinsèqu­ement irrationne­ls ? (qui a raison, Descartes ou Spinoza?) L’avenir est-il menacé par l’épuisement des ressources ? Comment juguler les dangers climatique­s ? Avons-nous besoin de la religion pour fonder une morale (qui a raison, Camus ou Dostoïevsk­i ?) Faut-il avoir peur de l’intelligen­ce artificiel­le ? (faut-il prendre les thèses de Ray Kurzweil au sérieux?) ? Etc.

Il ne fait aucun doute que le Triomphe des Lumières (qui vient d’être traduit en français) fera l’objet de critiques sur différents aspects. Mais cela ne remet pas nécessaire­ment en cause la force de l’argument principal. On peut difficilem­ent s’opposer au progrès humain. On peut difficilem­ent contester tous les progrès déjà effectués. On peut difficilem­ent attribuer ces progrès à d’autres systèmes de croyances et de valeurs que la raison, la science et l’humanisme. Et par conséquent, on peut difficilem­ent parier sur autre chose pour l’avenir.

PS: Bill Gates a désigné Le triomphe des Lumières comme son «nouveau livre préféré de tous les temps».

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