Ce que Sade nous dit sur la libération des femmes
«Le souvenir de Sade a été défiguré par des légendes imbéciles», déplorait Simone de Beauvoir. Cette défense du sulfureux marquis par une éminente figure du féminisme du XXE siècle a sonné comme un appel à une nouvelle lecture de Sade.
S’il est un dénominateur commun à tous les esprits libres n’ayant eu pour seule exigence que celle de dire la vérité, quitte à heurter conventions, moeurs et doxa dominantes, c’est sans doute celui d’avoir subi les épreuves de l’ostracisme, de l’anathème, voire de la peine capitale. Le cas de Socrate, condamné à boire le poison mortel de la ciguë, aussi bien que ceux de Galilée, Diderot, Voltaire, ou plus récemment encore, Antonio Gramsci, tous ayant souffert du supplice de séjourner derrière les barreaux, viennent témoigner de la constance historique de cette règle.
Inscrire le marquis de Sade –qui a passé vingt-sept ans de sa vie entre prison et asile d’aliénés– dans cette lignée d’auteurs prestigieux risque d’offusquer bien des esprits. Sade: il est vrai que rien que le nom suffit à évoquer un imaginaire sulfureux: viol, fouettement, esclavage sexuel, inceste, etc. D’où une certaine aversion diffuse à son égard, qu’on retrouve peut-être davantage chez la gent féminine étant donné que celleci est la plus exposée dans ses récits.
C’est donc en ayant à l’esprit cette mythologie sadiste que la récente biographie de Stéphanie Genand consacrée au divin marquis devient un véritable épurateur. La spécialiste de Sade s’est fixée, entre autres objectifs, de «“dé-pathologiser” Sade et sa pensée pour substituer à la légende du monstre phallique l’image, bien plus troublante, du penseur, voire du démystificateur de la toute-puissance phallique». De là à considérer Sade comme un auteur féministe? La réponse est nuancée, mais l’hypothèse pas sans intérêt.
Le XXE: siècle d’une nouvelle lecture de la vision sadienne des femmes
Alors que les manuscrits sadiens étaient encore interdits de réédition, Guillaume Apollinaire, dès 1912, a été le premier à renverser le mythe misogyne autour de Sade: «Ce n’est pas au hasard que le marquis a choisi des héroïnes et non pas des héros. Justine, c’est l’ancienne femme, asservie, misérable et moins qu’humaine; Juliette, au contraire, représente la femme nouvelle qu’il entrevoyait, un être dont on n’a pas encore l’idée, qui se dégage de l’humanité, qui aura des ailes et qui renouvellera l’univers», défendait le poète.
Quelques décennies plus tard, c’est bien Simone de Beauvoir –qu’on ne peut soupçonner de sadophilie–, dans son célèbre texte Faut-il brûler Sade?, qui admet que «le souvenir de Sade a été défiguré par des légendes imbéciles». Comme le remarque le professeur de littérature française Éric Marty dans son essai Pourquoi le XXE siècle a-t-il pris Sade au sérieux?, le divin marquis fut au carrefour des réflexions féministes de l’après-guerre dont Simone de Beauvoir reste l’une des figures précurseuses. Plus récemment, dans un ouvrage collectif spécialement consacré à Sade et son rapport aux femmes, Stéphanie Genand constate que les femmes «s’affranchissent chez Sade de leur simple statut de protagonistes pour occuper l’ensemble de la fiction: dialogues, débats rhétoriques, dynamique narrative, réflexions des libertins et des hommes de pouvoir, pas un domaine de l’oeuvre dont elles ne se révèlent le point central».
Après la publication de sa dernière biographie, dans un entretien, Genand nous confirme la même analyse: «Sade théorise en effet la soumission dont les femmes sont l’objet. Concrètement, cette position d’analyste de l’asservissement féminin se traduit, chez lui, par le choix original de donner la parole à des personnages féminins: Justine, Juliette, Léonore dans Aline et Valcour, Adélaïde de Senanges ou Isabelle de Bavière dans ses romans historiques tardifs, sont toutes des femmes. Cette omniprésence des héroïnes leur confère une tribune et une voix neutres, capables de s’affranchir de leurs malheurs: raconter son histoire, si malheureuse ou funeste soit-elle, c’est toujours y retrouver une dignité ou en reprendre le contrôle. L’énonciation féminine suffirait, en soi, à contredire le mythe d’un Sade misogyne».
Sade et la libération des femmes
Sade a constamment appelé à une émancipation des femmes, notamment par le dépassement des dogmes religieux. On retrouve cette idée exprimée d’une manière explicite dans La philosophie dans le boudoir. Dès l’avant-propos de l’ouvrage, Sade s’adresse directement aux femmes en ces termes: «Jeunes filles trop longtemps contenues dans les liens absurdes et dangereux d’une vertu fantastique et d’une religion dégoûtante, imitez l’ardente Eugénie [l'un des personnages principaux de l’oeuvre]; détruisez, foulez aux pieds, avec autant de rapidité qu’elle, tous les préceptes ridicules inculqués par d’imbéciles parents».
Les dialogues des personnages de La philosophie dans le boudoir foisonnent d’appels à la révolte contre la soumission aux préceptes religieux inculqués aux femmes dès le plus jeune âge: «Eh! non, Eugénie, non, ce n’est point pour cette fin que nous sommes nées; ces lois absurdes sont l’ouvrage des hommes, et nous ne devons pas nous y soumettre». On retrouve également des appels à la libre disposition de son corps, comme dans ce passage où Sade met dans la bouche d’un des personnages les conseils suivants: «Mon cher ange, ton corps est à toi, à toi seule, il n’y a que toi seule au monde qui aies le droit d’en jouir et d’en faire jouir qui bon te semble».
Qu’en pense son lectorat lambda? Ses lecteurs et lectrices, il faut d’abord les trouver.
«Je ne l’ai jamais lu, il me fait un peu flipper», s’amuse Alexia, pourtant titulaire d’une maîtrise en langues et lettres françaises et romanes. L’oeuvre du divin marquis reste en effet presque taboue, y compris dans les milieux universitaires: «À peine évoqué, on ne l’a pas vraiment étudié», tient-elle à préciser.