Le Temps (Tunisia)

Le régime politique et le système électoral actuels rendent le pays ingouverna­ble

Néji Jalloul, directeur général L’ITES au Temps

- Entretien conduit par Faouzi SNOUSSI Compte-rendu de Melek LAKDAR

J’appelle à la tenue d’un congrès démocratiq­ue et transparen­t. Chassez Hafedh si vous le souhaitez, mais par les urnes.

Je resterai à Nidaa Tounes par loyauté aux dirigeants du parti !

En s’alliant avec Ennahdha, BCE voulait dompter l’islam politique.

L’amateurism­e politique et le manque d’autorité ont fait que certains ministères pataugeaie­nt.

Il y a un réel problème de démocratie au sein de la gestion de Nidaa. Dans la direction, il n’y a pas forcément de représenta­tion des militants du parti. »

Dans un contexte particuliè­rement sensible sur le plan politique, social et économique, Le Temps s’est entretenu avec l’ancien ministre de l’education et actuel Directeur Général de l’institut tunisien des études stratégiqu­es (ITES), Néji Jalloul afin de connaître sa lecture de la crise que vit le pays depuis de longs mois et l’effritemen­t de Nidaa Tounes, parti gagnant des dernières législativ­es et présidenti­elles.

Le Temps : Concernant L’ITES, Si on fait un round-up sur ses activités, les progrès accomplis et la prise en compte des études qu’il est en train de faire par les décideurs politiques.

Néji Jalloul : L’ITES a été créé en 1993 comme un organe de réflexion de la Présidence. C’était le centre de la diligence publique. Après la révolution, avec le changement de régime politique, la Présidence n’a plus les prérogativ­es d’avant et vous ne savez pas quoi faire avec. L’ITES s’est transformé en centre de recherches académique­s. Il a perdu, néanmoins, sa vocation. Il est devenu un organe de soutien à l’action gouverneme­ntale

et un centre de prospectiv­es nationales.

Avec l’équipe actuelle, nous sommes en train de rendre à L’ITES sa vocation initiale : refaire de lui un organe de soutien à l’action gouverneme­ntale et un think-tank sur les grandes orientatio­ns stratégiqu­es du pays. Nous avons d’ailleurs, traité des sujets comme la lutte contre le terrorisme, la violence dans les stades, la sûreté alimentair­e, l’agricultur­e, l’économie bleue, l’hôpital de demain.

Ainsi, nous arriverons à réconcilie­r l’institutio­n avec l’etat tunisien. Dans le régime actuel, nous sommes très écoutés par la Présidence et le ministère de la Défense grâce à notre départemen­t géopolitiq­ue qui effectue des rapports hebdomadai­res sur la situation à l’échelle maghrébine et sur la région MENA pour le compte de la Présidence. Nous travaillon­s en symbiose avec le ministère des Affaires Etrangères. Il nous arrive parfois de collaborer avec le ministère de l’intérieur.

Honnêtemen­t, nous ne sommes pas assez écoutés par certaines institutio­ns de l’etat. Par contre, notre travail ne se limite pas au soutien de l’action gouverneme­ntale. Nous travaillon­s essentiell­ement sur la classe politique. Comme disait Gustave le Bon «Le véritable progrès démocratiq­ue n›est pas d›abaisser l›élite au niveau de la foule, mais d›élever la foule vers l›élite». Notre voeu est de rendre les travaux de L’ITES l’objet de débats télévisés au lieu d’avoir ces débats politiques qui tirent vers le bas. Nous souhaitons hisser le débat vers le haut et inciter à la participat­ion de l’opinion publique et de la société civile.

Etes-vous, aujourd’hui, satisfait de l’état des lieux de la coopératio­n de L’ITES avec le gouverneme­nt ? Vous disiez que certains ministères ne sont pas très coopératif­s. De part mon tempéramen­t, je suis déterminé à ce que les travaux de L’ITES soient excellents et à ce que la coopératio­n avec les ministères soit plus harmonieus­e. J’ai été ministre et je sais que les ministères sont engouffrés par la gestion des affaires courantes. Nous sommes dans un contexte politique assez difficile et un système politique compliqué donc, je les comprends quelque part. Nous désirons leur faciliter la tâche et réfléchir à leur place. Certains ont coopéré et d’autres beaucoup moins. Vous savez, Ibn Khouldoun a écrit sa «Muqaddima» pendant l’ère Hafside, le Tunisien en a entendu parler durant le règne d’ali Pacha, c’est-à-dire au 18ème siècle. C’est pour vous dire ! On a tout le temps.

La situation du pays ne le permet pas. Vu le contexte délicat, il serait plus logique que les études de L’ITES soit prises en compte et que la coopératio­n soit plus harmonieus­e. Certains ministères pataugent et la cause en est ce qu’on appelle «l’administra­tion profonde». L’administra­tion tunisienne a été longtemps

diabolisée, depuis la révolution. Non ! Je suis contre. L’administra­tion a assuré la pérennité de l’etat. Quand vous êtes ministre, ou vous mettez l’administra­tion dans un projet ou bien elle se replie. Je citerai ce que disais Sénèque «Il n’est pas de vent favorable pour celui qui ne sait pas où il va». Malheureus­ement, certains ministres manquaient de vision et tournent en rond. L’amateurism­e politique et le manque d’autorité ont fait que certains ministères pataugeaie­nt. Notre rôle est de montrer la destinatio­n au navire. Après, c’est à eux d’accepter ou pas et d’avoir l’autorité requise pour aller de l’avant. Souvent, le système de quota dans notre régime politique a fait que parfois ce n’est pas la personne appropriée qui est nommée à la tête d’un ministère.

Pour rebondir sur cette question, avez-vous fait une étude sur notre nouvelle Constituti­on : ses défaillanc­es et ses points forts ? Le texte semble avoir été fait sur mesure par le mouvement

Ennahdha pour que le parti demeure tout le temps dans la classe politique dirigeante.

Je trouve que le régime politique et le système électoral rendent le pays ingouverna­ble. Ce système ne dégagera jamais une majorité stable. Cela a été instauré du temps de la Constituan­te pendant une époque où certains progressai­ent avec la peur au ventre et la phobie du retour d’un régime autoritair­e. C’est parti plus par ces appréhensi­ons que dans l’esprit de bâtir. Certes, cette équation était bonne pour démarrer et réussir une transition, aujourd’hui, elle est inadéquate pour mettre en place un régime stable. D’ailleurs, nous projetons, de faire une étude sur le mode électoral, le système politique et les partis politiques. Nous sommes dans une phase historique assez délicate, à l’échelle nationale et mondiale. En fin de compte, nous sommes dans une période transitoir­e. N’a-t-elle pas trop duré cette phase de transition ? La transition démocratiq­ue dure en moyenne 10 ans. Pendant cette décennie, l’etat s’affaiblit. Les trois piliers de la démocratie, à savoir les partis politiques, les média et la société civile sont fragilisés et très souvent noyautés et pénétrés par les lobbies qui compliquen­t la transition. Rappelons aussi que l’expérience politique est assez récente en Tunisie. Les partis avancent avec une certaine fragilité politique et intellectu­elle qui s’illustre par ce nomadisme parlementa­ire et politique. Rajoutons à cela : l’élite a déserté la scène politique et les débats. Il suffit de comparer la classe politique de 56 à celle d’aujourd’hui ! La crise économique et le contexte régional rendent la transition encore plus compliquée. Néanmoins, ne baissons pas les

bras. La démocratie est un acquis extraordin­aire.

Avons-nous su en profiter avec un endettemen­t à outrance auprès de nos partenaire­s qui étaient censés nous aider et les promesses qui ont fusé de partout et pourtant rien n’arrive de concret, le plus souvent ? Il y a eu des dons qui ont été très mal exploités. Le vice-président de la Banque mondiale l’a déclaré. L’amateurism­e politique en est pour quelque chose. Nous avons hérité d’une économie totalement rentière. Il faut avoir le courage de passer à l’économie de production et aller vers les secteurs d’avenir comme l’agroalimen­taire et l’économie bleue, au lieu de rester cloîtrés dans un système économique archaïque. Le pays regorge de ressources exploitabl­es et la Tunisie peut devenir le géant de l’agroalimen­taire en Afrique.

Le pouvoir bipolaire à la tête du pays n’est-il pas la cause est-il pour quelque chose dans ce qui se passe,

actuelleme­nt ? Nous en avons beaucoup plus qu’un pouvoir bipolaire. Le pouvoir est partagé entre Carthage, la Kasbah, le Bardo, les instances constituti­onnelles, les partis politiques et Facebook. Cela n’aide pas à l’émergence d’une décision politique forte. C’est pour cela qu’on est incapable de proposer un modèle économique différent au modèle politique. La Tunisie est handicapée par son système politique électoral.

Nidaa Tounès avait pour vocation de rassembler et d’organiser ses rangs, partis en éclats.

Comment expliquez-vous cela ? Estce-que cela est dû à son alliance contrenatu­re avec Ennahdha qui a massacré tous les partis politiques qui l’ont approché dont Ettakattol, avec pour conséquenc­e le flou politique gagne encore du terrain y compris avec la naissance du parti Tahya Tounès ? Nidaa Tounès est né en 2011 dans un contexte assez particulie­r dans lequel la Tunisie plongeait dans un scénario très critique : assassinat­s politiques, attaques contre des militaires, drapeaux de Daech, montée du terrorisme, appels aux meurtres et à la polygamie et j’en passe. Je rappelle aussi que la révolution tunisienne n’avait pas de chef. Les révolution­naires ont déterré Bourguiba pour en faire le leader de la révolution. Ceux qui ont voté pour Nidaa ont vu en lui la réincarnat­ion des valeurs défendues par Bourguiba. Nidaa a gagné les élections mais n’était pas un parti structuré. Il était un ensemble d’intellectu­els et d’élites qui étaient derrière Béji Caïd Essebsi. Avec les 86 sièges au Parlement, nous étions confrontés à une réalité, avec un parti laïc qui a refusé de s’allier avec nous. Nous n’étions pas une majorité et avions qu’un choix face à un pays qui sombrait dans un scénario catastroph­e. Ennahdha a accepté de s’associer avec nous, mais notre condition était que le programme qui devait être mis à exécution sera celui de Nidaa Tounès. BCE souhaitait, alors, dompter l’islam politique. Nous n’avons pas réussi à gouverner avec notre programme économique, culturel et social parce que le parti a éclaté. C’est le projet socio-culturel d’ennahdha qui est devenu la référence. On s’est retrouvé avec une option ultralibér­ale politique anglo-saxonne d’où le conflit avec L’UGTT. La fragilité de la base idéologiqu­e et cette mouvance nationale grandissan­te font que l’opportunis­me gagne du terrain. Avant d’accuser Ennahdha, je pense que le problème est en nous.

Quelle solution préconisez-vous selon vous pour éviter un scénario noir ? Si on veut maintenir les acquis de la révolution et la stabilité de l’etat tunisien, il faut redonner à Nidaa Tounès un nouveau projet. L’ancien est périmé. Tahya Tounès veut cloner le projet Nidaa. Mais c’est perdu d’avance. Nidaa doit réussir son congrès. C’est fondamenta­l et vital. Il ne s’agit pas d’élire ou pas une nouvelle direction. On doit remettre les bases idéologiqu­es d’un projet national fondé sur la sacralité de la souveraine­té nationale. Un projet où l’école, la santé publique, le bien-être et le logement seront le centre des priorités. Aujourd’hui, je déplore la situation des retraités et leur détresse. Il y a une négation de toute une génération. Moi, je resterai à Nidaa Tounès par loyauté aux dirigeants du parti ! Moi, je crois à la morale et aux valeurs en politique.

En parlant de Nidaa Tounès, tout le monde critique la présence de Hafedh Caïd Essebsi considéré comme une

personne qui détruit en un minimum de temps le tout ce que son père a construit. Je ne veux pas diaboliser Hafedh. Il y a, certes, un réel problème de démocratie au sein de la gestion du parti. Dans la direction de Nidaa il n’y a pas forcément de représenta­tion des militants du parti. C’est pourquoi j’appelle à la tenue d’un congrès démocratiq­ue et transparen­t. Chassez Hafedh si vous le souhaitez, mais par les urnes, uniquement. Hafedh n’est pas au gouverneme­nt actuelleme­nt, et pourtant, cela ne démarre pas ! Avec ça, en s’adressant à l’opinion publique, le Chef du gouverneme­nt a déclaré que le problème du pays c’est Hafedh Caïd Essebsi, alors que ce n’est pas vrai ! La flambée des prix, l’endettemen­t continu et la crise sociale ce n’est pas Hafedh. J’estime qu’il y a beaucoup de malhonnête­té dans ce discours. Cette histoire de lien de sang existe dans tous les partis. Pourquoi cette focalisati­on sur Nidaa ? On tient à diaboliser le parti, HCE et le président de la République. Au lieu de chercher à en finir avec ce flou politique et institutio­nnel, on a cristallis­é tous les maux de la Tunisie sur Hafedh Caïd Essebsi.

Pourtant les gens croyaient en Nidaa mais la déception était grande chez la majorité des citoyens, surtout depuis les élections municipale­s. Comment rétablir cette confiance ? Le potentiel électoral de Nidaa est assez important, mais il faut qu’il y ait le programme qui va avec. Il faut surtout que les dirigeants du parti reconnaiss­ent leurs erreurs et disent à l’opinion publique qu’ils se sont trompés en gérant mal l’alliance avec Ennahdha, en mal organisant le congrès de Sousse, suite auquel Hafedh est devenu le numéro 1 du parti. J’estime qu’au sein même de sa pire crise, Nidaa Tounès a été la force politique numéro 2 du pays. Il est temps de tout revoir au sein du parti, à commencer par la mise en place d’un programme solide et clair. Les Tunisiens ne viendront pas à Nidaa en l’absence d’un programme politique fiable.

Il y a un réel problème de démocratie au sein de la gestion de Nidaa. Dans la direction, il n’y a pas forcément de représenta­tion des militants du parti. »

J’appelle à la tenue d’un congrès démocratiq­ue et transparen­t. Chassez Hafedh si vous le souhaitez, mais par les urnes.

Je resterai à Nidaa Tounes par loyauté aux dirigeants du parti !

L’amateurism­e politique et le manque d’autorité ont fait que certains ministères pataugeaie­nt.

J’appelle à la tenue d’un congrès démocratiq­ue et transparen­t. Chassez Hafedh si vous le souhaitez, mais par les urnes.

En s’alliant avec Ennahdha, BCE voulait dompter l’islam politique.

Tahya Tounes veut cloner le projet Nidaa. Mais c’est perdu d’avance.

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