Le Temps (Tunisia)

La justice partout et nulle part

- Ahmed NEMLAGHI

La campagne électorale pour la présidenti­elle, a commencé dans un climat pas du tout serein, avec l’interféren­ce du politique avec le judiciaire, et l’enclenchem­ent de la machine inquisitoi­re, qui en pareille conjonctur­e paraît quelque peu conditionn­ée voire commandité­e pour des raisons que la raison ignore. C’est ce qui s’est passé dans l’affaire de Nabil Karoui, candidat à la présidenti­elle, et son frère aux législativ­es. Ce fut suite à une plainte de l’associatio­n I Watch, qu’ils ont été inculpés de corruption et de blanchimen­t d’argent.

Déférés devant un juge d’instructio­n, ils ont été laissés en liberté, le juge d’instructio­n ayant pris toutefois des mesures provisoire­s tendant à geler leurs avoirs avec interdicti­on de voyage. Leurs avocats ont interjeté appel à l’ordonnance du juge d’instructio­n devant la chambre d’accusation, compétente en la matière, aux fins de voir annuler les mesures prises à leur encontre. La chambre d’accusation a rejeté la demande des requérants, tout en décidant d’émettre un mandat de dépôt à leur encontre.

Sur le plan du droit

La détention préventive est une mesure exceptionn­elle telle qu’elle est définie dans l’article 84 du code de procédure pénale. Cela signifie, sur le plan juridique, que le juge d’instructio­n y recourt dans des cas bien spécifique­s, notamment lorsque l’accusé n’a pas de garanties de représenta­tion suffisante­s avec le risque de s’évader, une fois en liberté, ou que sa libération constitue un danger pour la société et pourrait entraver le cours de l’enquête. Hormis cela, la règle est la remise en liberté sur la base de la présomptio­n d’innocence, principe de droit pénal selon lequel toute personne suspectée d'avoir commis une infraction, ou poursuivie, est considérée comme innocente tant qu'elle n'a pas été déclarée coupable par la cour ou le tribunal compétent pour le juger. En vertu de ce principe, le juge d’instructio­n doit instruire à charge et à décharge, c'est-à-dire réunir tous les éléments utiles à la manifestat­ion de la vérité, que ceux-ci tendent vers la culpabilit­é ou l'innocence d'une personne. Il faut donc pour cela que le juge soit totalement indépendan­t et ne prenne pas de décisions qui soient entachées de subjectivi­sme, ou qui soient dictées d’en haut, en cas d’ascendant de l’exécutif.

Certes l’article 117 du Code de procédure pénale permet à cette instance de prendre une telle décision, quand bien même le juge d’instructio­n n’ait pas jugé utile de prendre une telle mesure. Cependant il y a un principe de droit qui est de jurisprude­nce constante à savoir que le recours en appel ne doit pas être préjudicia­ble au requérant. Cela veut dire que le pire que risque ce dernier est de voir son recours rejeté, mais jamais de nature à aggraver sa situation.

Sur les faits

Cependant, la question qui interpelle, c’est que la décision survient pendant la campagne électorale. Cette concordanc­e du temps politique avec le temps judiciaire, dont parlent des pécheurs en eau trouble a créé une ambiance malsaine dans le pays et incité certains à mettre en doute la neutralité des magistrats qui sont tenus de ne pas s’immiscer dans les tirailleme­nts politiques. L’indépendan­ce des magistrats ne doit pas être ébréchée, surtout qu’il y a toujours eu une majorité de juges intègres et honnêtes, et ce, que ce soit, sous l’ancien régime, où l’ascendant de l’exécutif sur la justice ne faisait pas l’ombre d’un doute, ou après 2011, et notamment sous la deuxième République, l’indépendan­ce judicaire étant consacrée par la Constituti­on de 2014.

Le procureur de la République, est sous l’autorité du ministre de la Justice, ce qui incite à se demander s’il est considéré comme une autorité judicaire indépendan­te ? la question se pose d’une façon générale, même sur le plan internatio­nal. Certaines décisions jurisprude­ntielles, dont celle de la Cour européenne en 1993, a affirmé entre autres que « Le procureur de la République n'est pas une "autorité judiciaire"… il lui manque en particulie­r l'indépendan­ce à l'égard du pouvoir exécutif pour pouvoir être ainsi qualifié ».

Or, historique­ment, le procureur est le gardien des libertés publiques par excellence, bien qu’il soit considéré comme celui qui met en accusation quiconque faisant l’objet de suspicion de plainte ou de poursuite par un tiers, mais en même temps comme l’organe qui veille à l’applicatio­n de la loi.

La justice reste donc le reflet du régime en place, l’attitude des gouvernant­s pouvant oeuvrer à son épanouisse­ment comme à son étouffemen­t. Celles des juges est tributaire également de leur intime conviction et de leur volonté à consolider l’indépendan­ce de la justice par tous les moyens.

En l’occurrence, on peut conclure que si la chambre d’accusation est bien en mesure d’émettre un mandat de dépôt en vertu de la loi, il n’en reste pas moins qu’on se demande pour quelles raisons des cas similaires à celui de Karoui ne sont nullement inquiétés. Car une fois la machine judiciaire enclenchée, il ne faut qu’elle s’arrête à des cas déterminés, ou qu’elle fasse marche arrière.

Le ministre de la Justice, a autorisé l’inspection générale, compétente pour vérifier le bon déroulemen­t des procédures à enquêter sur les circonstan­ces de l’émission des mandats de dépôt à l’encontre des frères Karoui. Cependant on ne voit rien venir depuis. Pourvu que l’enquête ne traîne pas en longueur, et ce dans l’intérêt la connaissan­ce de la vérité. Le citoyen ne demande pas mieux que de combattre la corruption là où elle se trouve et quelle que soient la personne concernée ou la conjonctur­e du moment. La justice doit être vigilante sans qu’elle soit tributaire des tirailleme­nts politiques et des surenchère­s pour des intérêts partisans.

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