La justice partout et nulle part
La campagne électorale pour la présidentielle, a commencé dans un climat pas du tout serein, avec l’interférence du politique avec le judiciaire, et l’enclenchement de la machine inquisitoire, qui en pareille conjoncture paraît quelque peu conditionnée voire commanditée pour des raisons que la raison ignore. C’est ce qui s’est passé dans l’affaire de Nabil Karoui, candidat à la présidentielle, et son frère aux législatives. Ce fut suite à une plainte de l’association I Watch, qu’ils ont été inculpés de corruption et de blanchiment d’argent.
Déférés devant un juge d’instruction, ils ont été laissés en liberté, le juge d’instruction ayant pris toutefois des mesures provisoires tendant à geler leurs avoirs avec interdiction de voyage. Leurs avocats ont interjeté appel à l’ordonnance du juge d’instruction devant la chambre d’accusation, compétente en la matière, aux fins de voir annuler les mesures prises à leur encontre. La chambre d’accusation a rejeté la demande des requérants, tout en décidant d’émettre un mandat de dépôt à leur encontre.
Sur le plan du droit
La détention préventive est une mesure exceptionnelle telle qu’elle est définie dans l’article 84 du code de procédure pénale. Cela signifie, sur le plan juridique, que le juge d’instruction y recourt dans des cas bien spécifiques, notamment lorsque l’accusé n’a pas de garanties de représentation suffisantes avec le risque de s’évader, une fois en liberté, ou que sa libération constitue un danger pour la société et pourrait entraver le cours de l’enquête. Hormis cela, la règle est la remise en liberté sur la base de la présomption d’innocence, principe de droit pénal selon lequel toute personne suspectée d'avoir commis une infraction, ou poursuivie, est considérée comme innocente tant qu'elle n'a pas été déclarée coupable par la cour ou le tribunal compétent pour le juger. En vertu de ce principe, le juge d’instruction doit instruire à charge et à décharge, c'est-à-dire réunir tous les éléments utiles à la manifestation de la vérité, que ceux-ci tendent vers la culpabilité ou l'innocence d'une personne. Il faut donc pour cela que le juge soit totalement indépendant et ne prenne pas de décisions qui soient entachées de subjectivisme, ou qui soient dictées d’en haut, en cas d’ascendant de l’exécutif.
Certes l’article 117 du Code de procédure pénale permet à cette instance de prendre une telle décision, quand bien même le juge d’instruction n’ait pas jugé utile de prendre une telle mesure. Cependant il y a un principe de droit qui est de jurisprudence constante à savoir que le recours en appel ne doit pas être préjudiciable au requérant. Cela veut dire que le pire que risque ce dernier est de voir son recours rejeté, mais jamais de nature à aggraver sa situation.
Sur les faits
Cependant, la question qui interpelle, c’est que la décision survient pendant la campagne électorale. Cette concordance du temps politique avec le temps judiciaire, dont parlent des pécheurs en eau trouble a créé une ambiance malsaine dans le pays et incité certains à mettre en doute la neutralité des magistrats qui sont tenus de ne pas s’immiscer dans les tiraillements politiques. L’indépendance des magistrats ne doit pas être ébréchée, surtout qu’il y a toujours eu une majorité de juges intègres et honnêtes, et ce, que ce soit, sous l’ancien régime, où l’ascendant de l’exécutif sur la justice ne faisait pas l’ombre d’un doute, ou après 2011, et notamment sous la deuxième République, l’indépendance judicaire étant consacrée par la Constitution de 2014.
Le procureur de la République, est sous l’autorité du ministre de la Justice, ce qui incite à se demander s’il est considéré comme une autorité judicaire indépendante ? la question se pose d’une façon générale, même sur le plan international. Certaines décisions jurisprudentielles, dont celle de la Cour européenne en 1993, a affirmé entre autres que « Le procureur de la République n'est pas une "autorité judiciaire"… il lui manque en particulier l'indépendance à l'égard du pouvoir exécutif pour pouvoir être ainsi qualifié ».
Or, historiquement, le procureur est le gardien des libertés publiques par excellence, bien qu’il soit considéré comme celui qui met en accusation quiconque faisant l’objet de suspicion de plainte ou de poursuite par un tiers, mais en même temps comme l’organe qui veille à l’application de la loi.
La justice reste donc le reflet du régime en place, l’attitude des gouvernants pouvant oeuvrer à son épanouissement comme à son étouffement. Celles des juges est tributaire également de leur intime conviction et de leur volonté à consolider l’indépendance de la justice par tous les moyens.
En l’occurrence, on peut conclure que si la chambre d’accusation est bien en mesure d’émettre un mandat de dépôt en vertu de la loi, il n’en reste pas moins qu’on se demande pour quelles raisons des cas similaires à celui de Karoui ne sont nullement inquiétés. Car une fois la machine judiciaire enclenchée, il ne faut qu’elle s’arrête à des cas déterminés, ou qu’elle fasse marche arrière.
Le ministre de la Justice, a autorisé l’inspection générale, compétente pour vérifier le bon déroulement des procédures à enquêter sur les circonstances de l’émission des mandats de dépôt à l’encontre des frères Karoui. Cependant on ne voit rien venir depuis. Pourvu que l’enquête ne traîne pas en longueur, et ce dans l’intérêt la connaissance de la vérité. Le citoyen ne demande pas mieux que de combattre la corruption là où elle se trouve et quelle que soient la personne concernée ou la conjoncture du moment. La justice doit être vigilante sans qu’elle soit tributaire des tiraillements politiques et des surenchères pour des intérêts partisans.