Le Temps (Tunisia)

Journalist­es-avocats et avocats-journalist­es

- Ahmed NEMLAGHI

L’interdicti­on faite aux avocats de paraitre désormais sur les plateaux de télévision est-elle inappropri­ée, eu égard surtout à la conjonctur­e actuelle, où l’image de la justice est quelque peu affectée et celle des défenseurs de la veuve et de l’orphelin ternie ? D’aucuns en effet plaident pour ces derniers, en arguant qu’il est utile que les avocats puissent s’exprimer dans les grands débats de société, ou pour les affaires dont ils sont chargés afin de permettre d’éclairer l’opinion publique dans des cas où cela contribuer­ait à mieux défendre.

En France par exemple, l’interventi­on des avocats dans les médias était prohibée, le barreau n’y voyant qu’une volonté de se faire de la publicité personnell­e et ce jusqu’à l’année 2004 où désormais le Code de déontologi­e commence par affirmer que l’avocat peut s’exprimer dans les médias en faisant même état de sa qualité.

En Tunisie cela n’est pas permis, sauf exceptionn­ellement, par exemple à l’occasion d’une affaire qui a défrayé la chronique et dont l’interventi­on de l’avocat constitué dans cette affaire est de nature à mieux éclairer l’opinion publique. Encore que dans ce cas, cela nécessite de requérir préalablem­ent l’accord du barreau dont relève l’avocat concerné.

Dernièreme­nt, l’ordre régional a décidé d’interdire aux avocats d’apparaître dans les médias, sous peine de fermeture des cabinets de ceux qui ne se soumettent pas à cette décision. Cela concerne aussi bien les avocats intervenan­t régulièrem­ent sur les plateaux à l’occasion de certaines affaires que les avocats chroniqueu­rs qui intervienn­ent de manière régulière, pour animer des émissions diverses, qu’elles soient à caractère juridique ou politique. Déontologi­quement cela est incompatib­le avec la profession, l’avocat n’ayant pas le droit de se faire de la publicité personnell­e. Or certaines émissions animées régulièrem­ent par des avocats sont de nature à leur faire de la publicité, ce qui nuit par là même à leurs confrères.

Certes, la profession d’avocat a évolué, de sorte qu’elle soit basée désormais sur des relations et non sur la publicité. Fini le temps où l’avocat se faisait connaître à travers la plaque profession­nelle qui affiche son nom et son contact. Désormais, avec les réseaux sociaux, ce n’est plus par référence à la plaque qu’on a pignon sur rue. Il y a les relations qui sont importante­s et sur ce point l’ordre intervient de plus en plus pour soutenir les avocats les plus lésés, en oeuvrant à une répartitio­n plus équitable surtout concernant les affaires relevant des entreprise­s publiques.

Sur ce point, il est nécessaire de noter qu’il y a eu pendant longtemps une inégalité de traitement entre les avocats, certains étant plus favorisés que d’autres, arrivaient à se faire un portefeuil­le potentiel d’affaires auprès des entreprise­s publiques et semi-publiques, et ce à la faveur d’interventi­ons de différente­s natures. Cela donc créait des inégalités de traitement et engendrait des conséquenc­es néfastes sur la situation matérielle des avocats les plus lésés. Depuis quelques années l’ordre est intervenu afin de juguler ce favoritism­e qui du reste n’a pas totalement disparu, mais désormais les entreprise­s doivent en principe passer par l’ordre qui répartit les dossiers entre les avocats figurant au tableau selon la nature des affaires. Toujours est-il que la situation matérielle des avocats n’est pas au beau fixe. Le nouveau bâtonnier Brahim Bouderbala, a lui-même dans une déclaratio­n aux médias, affirmé que les avocats ont de plus en plus de problèmes matériels, plusieurs n’arrivant même pas à faire face aux frais du cabinet.

On comprend donc pourquoi certains avocats cherchant à arrondir leurs fins de mois ont choisi de faire du journalism­e, ce qui va de pair avec la profession d’avocat, le lien entre ces deux métiers étant la liberté d’expression. D’autant plus que parmi les militants de première heure les avocats faisaient du journalism­e un moyen pour participer à la défense de la cause tunisienne durant la période coloniale. A l’instar de Mohamed Bach Hamba, le leader Habib Bourguiba, le bâtonnier Chadli Khalladi et tant d’autres. Cependant avec le temps la situation a évolué, et la conception de la profession d’avocat a changé. Le défenseur de la veuve et de l’orphelin est désormais de plus en plus présent sur la scène politique. D’ailleurs, mis à part Ben Ali, puis Marzouki, après 2011, les présidents de la République sont d’anciens avocats. Plusieurs avocats siègent également au parlement.

Le problème ne réside pas dans le fait de se faire de la publicité, pour un avocat qui fait du journalism­e. Mais, plutôt une question de déontologi­e qui impose une certaine réserve de l’avocat. Certes il est souhaitabl­e qu’il intervienn­e par le biais des médias pour éclairer l’opinion publique à propos d’une affaire ou d’une situation juridique. Sans pour autant s’immiscer dans le travail de la justice pour une affaire en cours qui n’a pas été encore tranchée. Cela pourrait même tromper l’opinion publique et la dérouter sur l’importance du secret de l’instructio­n, à l’instar d’une affaire enchevêtré­e telle que celle de Cactus Prod. La simple interventi­on de l’avocat pour défendre son client à travers les médias était contraire à la déontologi­e. Que dire alors des avocats qui intervienn­ent régulièrem­ent sur les plateaux de télé, pour exposer des affaires dont ils sont chargées?

Par ailleurs le fait pour les avocats d’intervenir sur les chaînes d’informatio­n et les réseaux sociaux pour commenter une affaire en cours, constitue quelque part un danger sur la présomptio­n d’innocence, et peut conditionn­er l’opinion publique, au lieu de l’éclairer. Il y a également et par là même une atteinte à la réputation médiatique, avec certains médias à la recherche su scoop pouvant engager l’avocat sur une mauvaise pente.

Encore une question qui embarrasse et dans laquelle les avis sont partagés entre ceux qui sont favorables à l’interventi­on régulière de l’avocat en tant que député pour défendre son parti, et ceux qui rétorquent que ces députés qui sont des représenta­nts de partis politiques sont autant soumis au statut de la profession que les autres avocats. En effet la loi réglementa­nt la profession d’avocat ne fait pas de différence entre les avocats députés et les autres. Les avocats députés sont-ils au-dessus de cette loi ? Que nenni ! D’autant plus que l’absentéism­e flagrant et récurrent des députés, est un élément supplément­aire incitant à considérer que leur attitude comme portant atteinte aussi bien à la profession qu’à leur mission au sein du parlement. Ils sont comme le cocher d’harpagon, qui fait en même temps le cuisinier. Il est nécessaire selon certains observateu­rs qu’ils soient eux aussi concernés par l’interdicti­on faite aux avocats de paraitre sur les plateaux de télé et dans les médias en général, pour défendre une affaire dont ils sont chargés. Ils doivent en tout cas se défaire de la tenue d’avocat pour celle de députés. A défaut, ils seront soumis à la même sanction prévue par l’ordre en paraissant en tant qu’avocats.

Il y a par ailleurs des avocats chroniqueu­rs intervenan­t qui intervienn­ent dans des émissions qui n’ont aucun rapport avec la justice et le droit, telles que les émissions sportives par exemples ou même culturelle­s. Ceux-là sont également concernés par l’interdicti­on faite par l’ordre conforméme­nt à la loi sur la profession d’avocat et qui ne fait pas d’exception, et qui ne spécifie pas si l’activité est rémunérée ou pas. Cependant, pour cette catégorie d’activité les avocats, peuvent requérir l’autorisati­on préalable de l’ordre, surtout qu’elle ne nuit aucunement à la profession ni à la justice d’une manière générale. Une éventualit­é à envisager. Sachant que l’interdicti­on en question prise par le chef de section du barreau pourrait être revue et corrigée dans ce sens par le bâtonnier, et elle est susceptibl­e de recours par les avocats concernés.

En fait c’est la question de préserver l’image de la noble profession d’avocat. Une vertu essentiell­e sans laquelle la liberté d’expression ne serait pas efficace.

L’avocat est en mesure d’intervenir dans les médias, tout comme le journalist­e, étant donné que tous les deux oeuvrent à la défense de la liberté d’expression et d’opinion, mais chacun dans la limite de ce que lui impose la déontologi­e de la profession et dans l’intérêt général. C’est ce qui a fait dire à juste titre à Alphonse Karr, journalist­e et romancier français : « les journalist­es sont des avocats qui écrivent ».

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