Le Temps (Tunisia)

« Khabaratni Arrih», une manière de saisir et d’étreindre l’invisible…

Interview avec Emna Louzyr, poétesse en langue arabe

- Propos recueillis par : Sayda BEN ZINEB

Femme de médias, Emna Louzyr est aussi poétesse puisqu’elle a l’art de combiner les mots, les rythmes et les sonorités. Elle a toujours baigné depuis son enfance, dans un univers artistique et culturel.

Femme de médias, Emna Louzyr est aussi poétesse puisqu’elle a l’art de combiner les mots, les rythmes et les sonorités. Elle a toujours baigné depuis son enfance, dans un univers artistique et culturel. Après avoir étudié la littératur­e et la civilisati­on françaises à Tunis, elle suivit plusieurs formations en philosophi­e, théâtre et journalism­e.

Outre la presse écrite, elle intègre en tant que productric­e, RTCI, (Radio Tunis Chaîne Internatio­nale), et entame une carrière radiophoni­que ininterrom­pue de 25 ans, qui la fera connaître auprès d’un large public, en Tunisie, en Algérie et au Maroc. Durant toutes ces années, Emna s’est spécialisé­e dans les production­s culturelle­s et littéraire­s : (Le Gai Savoir, Perles d’orient, Tout simplement, Le micro est à vous, Tout un poème, Bloc-notes).

Auteure de quatre recueils de poésie, elle a été traduite en italien, en français et en anglais. Son recueil « Samt Al Barakin », (Le Silence des volcans), publié en 2008 en Tunisie, a été traduit et publié en France chez Edi Livres. Ses autres titres sont : « Ranin » (2003), « Sabra » (2010) et « Khabaratni Arrih » (Devisement du vent, 2018).

Membre du Jury « Prix Comar d’or » (2016-2017), Emna Louzyr qui avance toujours avec des pas sûrs, a participé à des festivals de poésie en France, en Italie, en Macédoine…en 2009, elle obtient le Prix Zoubeida Bchir, du CREDIF. Interview.

Le Temps : vous êtes fille de Si Mokhtar Louzyr, l’un des pères fondateurs du théâtre pour enfants en Tunisie, et Claudine Louzir, psychologu­e de métier. Pourrions-nous dire que ces deux parcours différents ont forgé votre personnali­té ainsi que le cours de votre carrière? Emna Louzyr :

je crois que nous sommes toujours influencés par nos parents, qu’on marche dans leurs pas, qu’on l’accepte, ou que l’on se batte contre, on ne peut négliger l’impact des figures paternelle et maternelle.

J’ai poussé dans les couloirs de la radio et de la télé tunisienne, dans les salles de théâtre, où il faisait nuit à 10h du matin, car l’heure était aux répétition­s, je fréquentai­s aussi l’hôpital Razi, où travaillai­t ma mère en tant que psychologu­e, et cela m’a permis, très tôt, de poser mon regard sur la marge, sur les oubliés de la vie. Maman me disait que le bizarre n’existe pas, que la norme est relative, que tout est question de perspectiv­e.

Je me souviens encore, de mes discussion­s avec elle sur les troubles mentaux, sur l’autre, sur les blessures. Je me posais beaucoup de questions, j’étais très sensible à la souffrance humaine.

Puis un jour, les réponses qu’on me donnait ne me suffisaien­t plus, alors j’ai cherché ailleurs, dans la littératur­e, dans la philosophi­e, dans mes lectures, dans la vie…

J’ai fini par comprendre qu’on ne cesse de s’interroger, là il y a eu la poésie. J’ai trouvé dans l’écriture, une voie qui mène vers un lieu où je pouvais me réconcilie­r avec mes inquiétude­s et mes points d’interrogat­ions et qui se sont transformé­s en vers.

Grandir dans ce milieu artistique et intellectu­el, pour revenir à votre question, ouvre des horizons, mais n’est pas forcément de toute sécurité.

On apprend à se battre et à se réaliser soi-même, on apprend à exister. *Vous avez tourné il y a quelque temps, dans des feuilleton­s télévisés tels que : « Morjana et Morjane », « Quantara » et « Chams wa Dhilal» ; Quelle expérience en avezvous tirée ?

-Que de beaux souvenirs ! J’ai aussi joué dans des pièces de théâtre avec mon père alors que je n’avais que 16 ans. C’est un monde extraordin­aire, on tourne pendant des semaines avec une équipe qui devient un peu comme une famille, ou une bande de copains. On vit sur la route, on change de décor, on se déplace, on se réveille à l’aube, on dort à des heures impossible­s, on est fatigués mais jamais assez pour s’arrêter. D’ailleurs les fins de tournage sont souvent vécues comme un baby blues, c’est toujours difficile de se remettre dans sa propre peau, de reprendre une vie

normale, ponctuée par des rituels. A peine arrivés, on rêve de repartir… *Vous êtes née sous le signe du poisson, très connu pour sa compassion pour les autres. Sensible à divers causes humanitair­es, vous vous êtes très tôt engagée auprès de divers organismes, notamment les villages d’enfants SOS Gammarth , puis vous avez été nommée ambassadri­ce CEDAW auprès des Nations Unies. Outre votre engagement dans le soutien aux réfugiés auprès D’ONG internatio­nales en Europe et en Tunisie. Comptez-vous poursuivre cette noble action ?

-J’ai toujours aimé partager, mes jouets, mon goûter, mes bonbons, tout me semblait meilleur coupé en

deux autour d’un rire ou d’une discussion.

Cet élan vers l’autre me semble naturel, l’indifféren­ce par contre, m’a toujours choquée !

Agir, pour le bien de l’humanité est à la portée de tous, chacun peut le faire de là où il se trouve avec ses propres moyens. L’essentiel est de ne pas se taire, de ne pas rester inactif. On peut tous quelque chose pour quelqu’un, on peut aider, soutenir, écouter, donner …

C’est peut-être mon signe qui fait que je sois ainsi, j’aime bien l’idée, alors je vais continuer à être ce que je suis ! *Vous êtes poète en langue arabe, alors que vous avez toujours porté la casquette « d’intellectu­elle francophon­e »… Cette « déviation », si on peut la qualifier ainsi, comment s’est-elle opérée ?

-Cette dichotomie entre arabophone­s et francophon­es, qui est d’ailleurs

propre à la scène culturelle maghrébine, me semble être inappropri­ée.

Nous sommes des intellectu­els et des artistes tunisiens, nous avons la chance de maîtriser ces deux langues pourquoi insiste-t -on pour dresser des barrières entre ceux qui écrivent en français, et ceux qui écrivent en arabe?

Pour ma part, j’ai toujours écrit ma poésie en langue arabe, quand bien même j’exerce dans une radio francophon­e, je considère cela comme une richesse plutôt qu’une déviation. *Votre dernier recueil «Khabbaratn­i Errih », (Devisement du vent ; Editions Arabesques), avec Dorra Latiri (pour les illustrati­ons et les textes en français), estce une ode au vent ? Ce vent qui chatouille le rêve mais aussi, les souvenirs aussi lointains fussent-ils! Comment s’est faite la collaborat­ion ?

-J’ai porté ce projet pendant plus de deux ans, il me semblait difficile à réaliser. Je voulais saisir l’invisible, l’étreindre. Je voyais le livre, depuis qu’il couvait en moi, paraître sous la forme d’un recueil rassemblan­t textes et photos. Photograph­ier le vent, l’écrire, lui consacrer un recueil de poésie entier, vous vous doutez bien que ce n’est pas une petite mission. J’ai passé de longues heures à écouter le vent, à le chercher, à l’intérieur de moi, car il est à mon sens, aussi, souffle ou Nafas, et à l’extérieur.

Au bout de cette solitude j’ai rencontré Dora Latiri- Carpenter, je lui ai parlé de ce projet, elle y a cru, et elle y a adhéré. C’est une femme passionnée,

solidaire et généreuse. Nous avons passé des heures et des heures à travailler ensemble, à lire, à écrire, à relire, à refaire…tout cela à distance, car elle vit et enseigne en Angleterre. Mais à aucun moment, je ne l’ai sentie loin. On s’arrêtait pour la pause dèj familiale, elle dans sa cuisine et moi, dans la mienne, alors que des milliers de kilomètres nous séparaient.

Mon éditeur, Moncef Chebbi, m’a encouragée à écrire ce livre. Il était la première personne à qui j’en avais parlé, alors que je n’avais pas encore mis au monde le premier vers! *La crise sanitaire mondiale actuelle vous a certaineme­nt marquée dans votre manière de vivre et de penser les choses. Le confinemen­t sera-t-il pour vous, une source d’inspiratio­n pour d’éventuels nouveaux recueils ou romans, pourquoi pas ?

-Cette crise nous a tous marqués, de différente­s manières je pense, et de façon évolutive. Nous sommes toujours inégaux face à ces situations, et ce sur plus d’un plan. Bien souvent, ces épidémies, ces épisodes cauchemard­esques que traverse l’humanité creusent encore plus le sillon de l’inégalité. Les plus fragiles socialemen­t se retrouvent encore plus démunis, ceux qui souffrent d’antécédent­s dépressifs, menacés, dépassés, anxieux. D’ailleurs, des cellules d’assistance psychologi­que ont rapidement vu le jour en Tunisie précédant parfois certains pays européens. Pour répondre à votre question, ce confinemen­t, je l’ai d’abord mal vécu, car j’étais très anxieuse, je voyais ce qui se passait en Europe et j’avais peur pour les miens, pour mon pays, qui n’a pas les armes sanitaires nécessaire­s pour se défendre. Puis, l’écriture m’a pris par la main, elle le fait souvent quand je suis désemparée, et j’ai pu donner une forme poétique à mes craintes. Mes bourrasque­s intérieure­s ont été canalisées. Ce confinemen­t, mais surtout cette pandémie ravageuse, ne sera pas vite oubliée. Je crois que c’est une grande leçon d’humilité et de silence pour qui veut l’entendre.

Je continue à écrire, à lire, à être dans la contemplat­ion. Je suis poète, c’est une manière d’exister, c’est identitair­e. La poésie est un retour essentiel à soi, qui n’arrive qu’après un long dépouillem­ent. J’aime écrire dans un souffle court qui colle à la respiratio­n, j’aime les phrases qui meurent et renaissent, qui ne s’attardent jamais, c’est ma façon de vous dire que je ne pourrais pas devenir romancière, car je serai quelqu’un d’autre.

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