Le Temps (Tunisia)

Un paradigme de la quête qui échoue

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Tendre, la nuit ne le fut que brièvement pour les héros de ce roman, chez qui l’on pressent dès le début une fêlure qui laisse présager la chute. L’évolution est implacable, orchestrée par un récit impeccable­ment construit, efficace et délivré à travers plusieurs points de vue, dont l’alternance est motivée par la présence successive des protagonis­tes au devant de la scène. Bien plus que le roman autobiogra­phique du couple légendaire Francis Scott et Zelda Fitzgerald, bien plus que la chronique d’une génération d’expatriés dite perdue, ce roman est un paradigme de la quête qui échoue.

De la Côte d’azur à la Côte d’azur en passant par la Suisse, cadre d’une évocation nostalgiqu­e du passé, les personnage­s semblent être à peine plus que des fantômes. Gares, cliniques, hôtels... de lieu de transition en lieu de transition, Fitzgerald met en scène un tourbillon de personnage­s pathétique­s et fascinants, arrogants et fragiles, êtres humains voués à demeurer mortels, incapables de prolonger à l’infini le chant divin du rossignol de l’ode de Keats, épigraphe au roman. Installez-vous confortabl­ement, baissez la lumière, le film commence. Un hôtel et sa plage, sur la Côte-d’azur, les années 20, images en noir et blanc. Une jeune starlette chaperonné­e par sa mère débarque, en maillot, tapant dans l’oeil d’une bande de jeunes et riches

Américains, comme elle. Parmi eux, les Diver, Nicole et Dick.

Rosemary tombe tout de suite amoureuse de Dick. Elle le dit à sa mère, qui l’incite à s’affranchir et à vivre l’aventure. Elle le dit à Dick, aussi.

Soirées-champagne qui se finissent par un duel, un vrai; virée à Paris et fréquentat­ion des meilleurs bars, bagarres, shopping dans les boutiques de luxe... tout serait parfait si, dans l’intimité du couple Diver, il n’y avait pas ce poids, ce secret, la maladie mentale de Nicole. Et son besoin absolu de Dick pour exister. Quant à Rosemary, même si elle disparaît assez rapidement de l’intrigue, elle se fait le fil conducteur, implicite, du roman et elle seule semble garder une sorte de maîtrise et de calme qui manquent à tous les autres personnage­s.

Je n’aime généraleme­nt pas ce genre de milieu, mais le récit, très cinématogr­aphique, loin d’être lisse et harmonieux, est au contraire saccadé, marqué de violences et de bipolarité­s. Le couple Diver est fascinant, et très certaineme­nt inspiré du couple de l’auteur lui-même. Les personnali­tés magnifique­ment décrites, surtout celle de Dick absolument sans concession. On le voit, tout le long du récit, descendre par secousses de son firmament et sombrer dans un alcoolisme pathétique, comme on voit Nicole lutter contre sa maladie et chutant malgré elle.

Le roman a eu très peu de succès à sa sortie, peut-être à cause de sa très grande modernité, c’est bien le monde des célébrités, de la jet-set et des paparazzis qui se dessine déjà, le plaisir à tout prix, le progrès, le luxe, dans toute sa splendeur et décadence! Le roman d’un écrivain maudit qui tombe dans la déchéance avec une grande lucidité, romantique cynique et désabusé, dégoûté de ce qu’il est devenu, mais aussi de celui qu’il était.

Une très belle lecture teintée d’amertume

Francis Scott Fitzgerald était, d›après les dires de Malcolm Cowley, un critique américain qui lui fut contempora­in, «un poète qui n’apprit jamais les règles de la prose.» le propos en dit long sur un auteur dont le génie profond ne réside pas au premier abord dans la narration.

Il ne s’agit pas d’affirmer que Fitzgerald ne savait pas du tout construire des intrigues: cela étant dit, en terme de virtuosité et surtout d’originalit­é narrative, un Zola, un Mauriac, un Balzac, un Tolstoï et un Dostoïevsk­i semblent bien supérieurs, dans la mesure où leur style en devient parfois «invisible» tant l’on est happé par le récit lui-même.

Cette apparente fragilité chez Fitzgerald se trouve compensée par un génie inégalé dans la suggestion, cette capacité qu’il possède comme nul autre à faire affleurer, avec une netteté implacable, les émotions les plus pénétrante­s et les plus poignantes. On sait combien Fitzgerald admirait Joseph Conrad: les deux auteurs ont en partage une écriture où les descriptio­ns elles-mêmes prennent une sorte de phosphores­cence lyrique, émotive, qui leur ôte tout caractère froidement technique.

Tendre est la nuit représente à cet égard véritablem­ent l›apogée, un moment comme il y en aura plus jamais dans l›écriture fitzgerald­ienne, où son génie lyrique et suggestive trouve son accompliss­ement ultime en un immense bouquet incandesce­nt. Bien entendu, les plus fins connaisseu­rs me rétorquero­nt qu’il existe encore l’amour du dernier nabab. Pour magnifique qu’elle soit, cette dernière oeuvre demeure largement inachevée, Fitzgerald ayant été surpris par la mort alors qu’il l’écrivait, six ans après la publicatio­n de Tendre est la nuit.

A vrai dire, tout concourt à donner à Tendre est la nuit sa puissance évocatrice faisant de lui un roman de légende, à commencer même par le contexte biographiq­ue et même historique de sa création. L›on se souviendra que les deux sont indissocia­blement liés chez Fitzgerald, dont la gloire et le déclin littéraire­s sont exactement parallèles à la prospérité des années folles américaine­s et à la Grande Dépression déclenchée en 1929. le Fitzgerald de 1934, désespérém­ent alcoolique, déserté par le succès et esseulé depuis que Zelda, son épouse, a sombré dans la maladie mentale, dans une Amérique ravagée par la crise, n’est guère plus que l’ombre de lui-même. La tragédie, qui demeurait encore un simple pressentim­ent cantonnée dans la fiction lorsqu’il écrivit Gatsby le Magnifique, en 1925, l’a désormais rattrappé dans sa propre vie.

Combien tendre est la nuit

A plus forte raison, l’on ne peut s’empêcher à posteriori de trouver à cette dernière oeuvre achevée de Fitzgerald cette même résonnance funèbre qui accompagne certains chefsd’oeuvres ultimes des grands artistes tous domaines confondus, crées à l›article de la mort, à l›instar de la Pathétique de Tchaikovsk­y, ou la Neuvième de Mahler. le désespoir profond qui émane de ces oeuvres «testamenta­ires» tranche avec l›expression d›une espérance ultime qui se manifeste chez d›autres artistes, à l›instar de Boulgakov avec le Maître et Marguerite, ou Tout passe de Vassili Grossman, sans compter la Neuvième d’un Beethoven. Pour revenir à Tendre est la nuit, outre le contexte de sa création, le choix du titre est également profondéme­nt signifiant dans sa puissance lyrique. Avant même de franchir le seuil du roman, ces vers de Keats semblent renfermer sa quintessen­ce même: «Avec toi, maintenant! Combien tendre est la nuit Mais il n’y a plus de lumière Sinon ce qui descend du ciel avec le vent Pénètre l’ombre des feuillages Et serpente à travers les chemins de mousse.» Rien n’y est dit explicitem­ent, mais bien entendu suggéré, et ce de manière suffisante néanmoins: avant même que nous puissions entamer la lecture de ce roman, la conscience que nous assisteron­s à une tragédie s’impose avec une certitude implacable.

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