Le Temps (Tunisia)

De l’usage de la «dialectiqu­e éristique» dans les débats

Re (Lire) « L’art d’avoir toujours raison » du philosophe Arthur Schopenhau­er

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« L’art d’avoir toujours raison » (en allemand Die Kunst, Recht zu behalten) est une oeuvre du philosophe Arthur Schopenhau­er qui traite de l’art de la controvers­e ou « dialectiqu­e éristique ». Un très court livre à l’usage de ceux qui aimeraient remporter des débats, améliorer leur rhétorique et leur éloquence. Il est remplit de stratagème­s amusants, appuyés d’exemple, pour triompher d’un adversaire lors d’un débat.

« La vanité innée, particuliè­rement susceptibl­e en tout ce qui concerne les facultés intellectu­elles, ne veut pas admettre que notre affirmatio­n originelle est fausse, ni que celle de l’adversaire apparaisse juste. Par conséquent, chacun, sans doute, ne devrait rien chercher d’autre que de formuler des jugements justes : pour en arriver-là, il devrait commencer par réfléchir, et ensuite ouvrir la bouche. Mais, chez la plupart des hommes, la vanité innée est accompagné­e d’incontinen­ce de langage et d’une malhonnête­té native. », extrait du livre

Rédigée vers 1830-1831 et publiée en 1864, elle est parfois éditée en France sous le titre académique de La Dialectiqu­e éristique (en allemand Eristische Dialektik, du grec ἐριστική τέχνη).

De façon à la fois sarcastiqu­e et pragmatiqu­e Schopenhau­er y expose une série de stratagème­s permettant de l’emporter lors de controvers­es, indépendam­ment de la vérité du point de vue que l’on soutient. Ce travail qu’il considère comme le premier essai d’une « dialectiqu­e scientifiq­ue » n’ayant pas d’équivalent à son époque a aussi pour but de bien distinguer ces stratagème­s afin de pouvoir les dénoncer.

La dialectiqu­e éristique, constituée de la dialectiqu­e et de la sophistiqu­e, s’opposerait ainsi à la logique, à l’analytique, et à la philosophi­e dont le but est la recherche objective de la vérité.

Aristote, dans ses Topiques, n’avait écrit « presque que des choses allant de soi et que le bon sens prend en considérat­ion de luimême » et Cicéron, dans un ouvrage du même titre, n’avait rien commis de mieux qu’une imitation « faite de mémoire, extrêmemen­t superficie­lle et pauvre ». Arthur Schopenhau­er s’inscrit donc en critique sévère de ses prédécesse­urs : comment de tels timorés ont-ils pu réellement analyser la dialectiqu­e ? Avec leur gaucherie pleine de bonnes intentions, ils semblent avoir oublié le motif principal de toute controvers­e : le triomphe. C’est ce qui fonde la dialectiqu­e éristique dont la conclusion sonne comme une victoire, et peu importe que les thèses et la matière n’aient aucun rapport avec l’exactitude. On se trouve près de la dialectiqu­e sophistiqu­e, si ce n’est que cette dernière atteint un degré d’infamie un peu plus élevé car si celle-ci méprise également toute éthique dans sa démarche, elle cherche en plus à s’octroyer un gain financier ou mondain. Mais Schopenhau­er n’en est pas encore là…

Avec son cynisme légendaire et outrancier, Arthur Schopenhau­er déploie une liste de stratagème­s tous plus immoraux les uns que les autres : faire semblant de ne pas comprendre les arguments de son adversaire et les retourner contre lui, postuler ce qui n’a pas été dit, fâcher l’adversaire, parier sur son idiotie, son manque d’assurance ou du peu de crédit dont il bénéficie vis-à-vis de l’auditoire, raconter n’importe quoi, paraître intelligen­t en utilisant des grands mots, en inventant des références ou des théories d’autorité, faire diversion ou détourner la conversati­on –tous stratagème­s qui se foutent de la raison pour mieux dénigrer la bassesse des motivation­s qui incitent les hommes à jouer aux intellos. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la publicatio­n de ce traité hautement pédagogiqu­e survint à une période où la philosophi­e s’encanailla­it de sciences. Depuis Port-royal, Frege et Kant, aucune analyse dialectiqu­e ne semblait digne d’être étudiée si elle n’avait pas le moindre rapport avec le modèle mathématiq­ue. Mais tout cela sera toujours basé sur du vent, tant que n’aura pas encore été élucidée la nature même, triviale et bestiale, des intentions secrètes des hommes. Schopenhau­er procède à la démystific­ation dans ce faux traité pédagogiqu­e, moins hypocrite que les autres en raison même de son irrational­isme.

L’art de former son opinion

« Ce que l’on appelle l’opinion générale est, somme toute, l’opinion de deux ou trois personnes et il est aisé de s’en convaincre lorsque l’on comprend comment l’opinion générale se développe. C’est deux ou trois personnes qui formulent la première instance, l’acceptent et la développen­t ou la maintienne­nt et qui se sont persuadées de l’avoir suffisamme­nt éprouvée. Puis quelques autres personnes, persuadées que ces premières personnes avaient les capacités nécessaire­s, ont également accepté ces opinions. Puis, là encore, acceptées par beaucoup d’autres dont la paresse a tôt fait de convaincre qu’il valait mieux y croire plutôt que de fatiguer à éprouver eux-mêmes la théorie. » extrait du livre

Lorsque l’opinion a atteint ce stade, y adhérer devient un devoir, et le peu de personnes capables de former un jugement doivent rester silencieux : ceux qui parlent sont incapables de former leurs propres opinions et ne se font que l’écho des opinions d’autres personnes, et pourtant, sont capables de les défendre avec une ferveur et une intoléranc­e immenses.

Ce que l’on déteste dans les personnes qui pensent différemme­nt n’est pas leurs opinions, mais leur présomptio­n de vouloir formuler leur propre jugement, une présomptio­n dont eux -mêmes ne se croient pas coupables, ce dont ils ont secrètemen­t conscience. Pour résumer, peu de personnes savent réfléchir, mais tout le monde veut avoir une opinion et que reste t’-il sinon prendre celle des autres plutôt que de se forger la sienne? Et comme c’est ce qui arrive, quelle valeur peut-on donc donner à cette opinion, quand bien même cent millions de personnes la supportent ? C’est comme un fait historique rapporté par des centaines d’historiens qui se seraient plagié les uns les autres : au final, on remonte qu’à un seul individu.

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