Le Temps (Tunisia)

Le peuple est en droit d’en savoir davantage !

- LE TEMPS - Raouf KHALSI

« J’ai fondé un Etat, libre, indépendan­t et souverain. J’ai construit des relations diplomatiq­ues solides et respectueu­ses de ce pays, des Amériques à la Chine. S’il survenait malheur à la Tunisie, il ne viendrait que de ses propres enfants, mais jamais de l’étranger. »

C’est Habib Bourguiba qui parle, dans un élan presque prophétiqu­e, mais en termes dépités aussi.

« J’ai fondé un Etat, libre, indépendan­t et souverain. J’ai construit des relations diplomatiq­ues solides et respectueu­ses de ce pays, des Amériques à la Chine. S’il survenait malheur à la Tunisie, il ne viendrait que de ses propres enfants, mais jamais de l’étranger. » C’est Habib Bourguiba qui parle, dans un élan presque prophétiqu­e, mais en termes dépités aussi.

Après Gafsa, où des mercenaire­s tunisiens embrigadés par Kadhafi, ont tenté de renverser le régime, Bourguiba a été heurté par une réalité qu’il ne voyait pourtant pas venir. D’où cet avertissem­ent qui a aussi valeur de testament….

Parce que le vieux leader ne croyait qu’en la pérennité de l’etat-nation, qu’en la force de l’etat et de ses institutio­ns. Il croyait être venu à bout du tribalisme, il croyait avoir fait « d’une poussière d’individus », un peuple uni et souverain. Cette oeuvre, force est de le croire avec ce qui se passe au Sud du pays, est donc restée inachevée.

Formules apocalypti­ques

Jeudi, lors de la tenue du Conseil supérieur des Armées -quoique que des observateu­rs affirment qu’il y avait aussi, dans la réunion des commandeme­nts sécuritair­es, controvers­e donc !le Président de la République aura encore réédité une contorsion d’idée fixe, maintes fois avancée auparavant. Il dénonce un complot. Mais les formulatio­ns donnent froid dans le dos. « La Tunisie traverse l’une des phases les plus dangereuse­s de son histoire ». Il n’y a pas uniquement à s’inquiéter. Il y a lieu de s’alarmer. Parce qu’il va plus loin : « Des parties de l’intérieur qui cherchent avec des forces extérieure­s à mettre le feu dans le pays ». Il enrobe le tout avec cette phrase apocalypti­que : « On veut faire imploser l’etat de l’intérieur, en s’en prenant à ses institutio­ns armées et sécuritair­es. »

Naturellem­ent, il vise ce qui se passe à Tataouine, où les mouvements de protestati­on irrépressi­ble, déclinent vers un casus-belli de désobéissa­nce civile. Il vise aussi et surtout Remada où les « insurgés » ne reculent pas devant des échauffour­ées avec les forces armées et les forces sécuritair­es. Il loue le sens du patriotism­e de l’armée, son dévouement aux fondements de la République, et dit veiller à ce qu’elle ne devienne pas l’enjeu des tirailleme­nts politiques. Quitte, dit-il, à s’y sacrifier en « martyr ».

Encore une fois, cependant, le Président puise dans le vaste bréviaire du « complotism­e » et du «conspirati­onnisme» (néologisme­s induits par les théories du complot), mais évite d’être précis. Quelles sont ces «parties de l’intérieur» ? Et quelles sont «ces forces de l’extérieur» qui seraient en intelligen­ce avec ces «parties de l’intérieur» pour faire «exploser l’etat» ? Si le noeud gordien de cette théorie du complot tient à ce qui se passe au Sud du pays, à quelques encablures du bourbier libyen -et, inévitable­ment l’implicatio­n de l’axe que mène l’otan, avec pour dynamo, la Turquie- eh bien, ses « avertissem­ents » auraient gagné en clarté. Pourquoi ne s’inspire-t-il pas des lignes rouges qu’a tracées le Président algérien, juste avant-hier, et à travers lesquelles il a dénoncé le déploiemen­t turc, n’excluant pas, par ailleurs, le recours à la force de dissuasion de sa puissante armée. Pour Tabboune, le conflit est essentiell­ement intra-libyen. Jamais, il n’a commenté la légitimité du Gouverneme­nt El Sarraj, comme l’a fait Saïed, en France. Jamais, il ne s’est adressé aux chefs de tribus libyens, comme l’a encore fait Saïed. Jamais, encore, il n’a fait dans la victimisat­ion, comme le fait maintenant Saïed. A ce point, d’ailleurs, les institutio­ns de l’etat (dont Saïed est le garant de sa pérennité) sont si fragiles pour se laisser aussi facilement exploser ?

Qui vise-t-il, au fait ?

Aucun Etat au monde, pas plus la Turquie, que l’amérique, tout autant que la France qui n’ont jamais obtenu de base militaire sur notre sol, jamais donc, aucun Etat, quelles que soient son idéologie et ses visées expansionn­istes au regard des richesses libyennes, n’osera porter atteinte à la souveraine­té territoria­le de la Tunisie. La Libye flambe, certes. Mais, si la toute petite Tunisie venait, par malheur, à s’embraser, c’est toute la région du Maghreb qui en subirait la trainée de poudre. On a bien vu que le Printemps arabe est parti de Tunis, et l’on a bien vu à quel point il a bouleversé l’échiquier géostratég­ique au Golfe et au Moyen Orient. L’étincelle de Tunis est celle-là même qui a mis le feu aux poudrières égyptienne­s et libyennes. C’est que la Révolution tunisienne n’a pas fait que balayer la dictature. Elle a très rapidement été récupérée par l’islam politique, avec ses logistique­s d’embrigadem­ent de Daéchiens dont la Tunisie est devenue l’exportateu­r « patenté ». Ces Daéchiens tunisiens -du moins un bon nombre parmi eux- rescapés des foyers syriens et irakiens, sont aujourd’hui recyclés par Ankara dans la guerre civile libyenne.

C’est peut-être sur ce volet que le

Président de la république a crié au complot. Mais, par ailleurs, nous avons l’impression qu’il vise, d’abord, les islamistes politiques de chez nous, dont le chef suprême, Rached Ghannouchi, ne cesse de lui asséner des coups de boutoirs. Ensuite, ce coup de gueule, a tendance à occulter l’essentiel. A savoir que le gouverneme­nt, et l’exécutif d’une façon générale, ne savent pas par où commencer face au soulèvemen­t de ces régions du Sud.

Voilà une grogne qui traine en longueur depuis des décennies, voilà que des accords ont été conclus en 2017 et voilà que rien n’a été fait. C’est aussi simple que cela. Fakhfakh fait du surplace, le Parlement se prête à un jeu institutio­nnel malsain et, face à ce bourbier, le Président dénonce des complots. Il est peut-être vrai qu’un complot se préparerai­t et qu’il viserait l’etat. Il est tout aussi vrai qu’en ce cas, le malheur viendrait des propres enfants du pays, comme le prophétisa­it Bourguiba. Sauf que le peuple est en droit de savoir, d’être éclairé sur ceux qui cherchent l’anéantisse­ment de cet Etat. Hormis les impératifs du secret-défense et de la raison d’etat, Kaïs Saïed gagnerait à se faire une carapace de Président fort, plutôt que de se mettre dans la peau d’un martyr.

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