Le populisme contre la science : un nouveau clivage politique ?
Nouvel Obs (France)
Rarement la science a suscité autant d’espoirs avides et de controverses musclées que ces derniers mois. C’est que la chose est d’importance : de ses avancées dépend la neutralisation d’une maladie qui a cloîtré chez elle la moitié de l’humanité, de ses conseils et prévisions dépendent désormais notre droit à nous déplacer, nous réunir, nous embrasser. Pourtant, nombreux sont les commentateurs qui brandissent la menace d’une « défiance » venant saper l’autorité de la science, voire de la Vérité, dans nos démocraties. Or, la grille de lecture qui tend à s’imposer consiste à assimiler ce phénomène (bien réel) de mise en doute, à un autre phénomène, politique lui : le populisme. Le clivage politique contemporain est alors réduit à une opposition binaire entre raison et populisme, qui finit par disqualifier toute critique des institutions scientifiques et politiques.
Défiance envers la science et déviance populiste : une assimilation problématique
C’est un discours largement diffusé, avec ses sondages, ses études statistiques, ses indices, et ses relais médiatiques : les démocraties contemporaines seraient malades de l’adhésion irrationnelle d’un nombre croissant de citoyens à un ensemble de fake-news, contre-vérités et théories complotistes (les vaccins sont mauvais pour la santé, la théorie de l’évolution est un mensonge, le réchauffement climatique n’aura pas lieu). Sans que ne soit jamais analysé s’il s’agit là d’un désaveu des théories, des protocoles, des scientifiques, des institutions de recherche, des applications techniques de la science ou de ses usages politiques. Un flou dans la description du phénomène qui permet de ramener systématiquement cette défiance à un phénomène unique : le populisme, désigné pêle-mêle comme cause et effet du règne de l’erreur et du mensonge.
Le dernier sondage du CEVIPOF sur les rapports sciencesociété, établit ainsi une corrélation entre, d’un côté un « indice » de défiance calculé à partir de questions comme : « Avez-vous l’impression que la science apporte à l’homme plus de bien que de mal, autant de bien que de mal, plus de mal que de bien ? » ; et de l’autre côté, un « indice de populisme », fondé lui sur les questions suivantes : « Les hommes politiques sont-ils plutôt corrompus ? Un bon système politique est-il celui où les citoyens et non un gouvernement, décident ce qui leur semble le meilleur pour le pays ? La démocratie fonctionnerait-elle mieux si les députés étaient des citoyens tirés au sort ? » Une définition pour le moins étonnante du « populisme », qui ressemble plutôt à la définition de la démocratie, ou du bon sens.
Par un heureux hasard, ces deux catégories, défiance et populisme, définies par ceux qui les dénoncent, fusionnent. Ce sont bien les mêmes sondés qui pensent que le tirage au sort peut être un bon outil démocratique et qui pensent que la science n’a pas forcément apporté plus de bien que de mal à l’humanité. Conclusion ? Les populistes seraient donc bien défiants envers la science et inversement, les deux postures se disqualifient l’une l’autre, et le tour est joué.
Quelle vision du monde sert cette assimilation entre les « populistes » et les « défiants » ? Cette grille de lecture permet d’abord à ses auteurs d’expliquer le succès grandissant de leaders populistes par une déviance cognitive des individus. Ainsi, ce ne serait pas des processus économiques, sociaux et politiques (le creusement des inégalités, la ghetthoisation des sociétés, la paupérisation, la professionnalisation de la politique par exemple) qui seraient la cause des élections de Donald Trump ou de Jair Bolsonaro, mais des « dispositions mentales » et des « erreurs de jugements » de leurs électeurs. Du fait de sa mise en lien avec une « défiance » scientifique, le populisme est ainsi essentiellement expliqué, dans cette grille de lecture, par une analyse des comportements individuels empruntée à la théorie des « biais cognitifs ».
Que nous apprend cette théorie, largement médiatisée ? Principalement que les phénomènes politiques qui ne vont pas dans le sens de l’ultra-centre libéral sont avant tout le résultat de comportements irrationnels. Le « populisme précautionniste » consisterait par exemple à surestimer et à agir en fonction de ce qui est craint (l’immigration, le chômage…), un comportement irrationnel donc, qui pousserait vers les « extrêmes ». Le problème étant que le passage se fait très rapidement, dans une telle analyse, de la dénonciation de peurs illégitimes à celle de toute forme de critique de l’idéologie dominante, puisqu’aucun critère n’est proposé pour distinguer la défiance et la peur de la critique et de l’indignation.
Dès lors, un populisme « de gauche » dénonçant une science à la botte des intérêts financiers et un populisme « de droite » dénonçant une science ruineuse pour une tradition fantasmée seraient ainsi strictement équivalents puisque la répartition sur l’échiquier politique se ferait en fonction de la « défiance », peu importe ses causes, ses raisons, sa définition. Ces discours mettent ainsi sur le même plan des groupes politiques pourtant divers, sous prétexte que les sondages montreraient qu’ils ont en commun d’adhérer plus que les autres à une critique de la science : gilets jaunes, Donald Trump, Marine Le Pen, Jean-luc Mélenchon, climato-sceptiques, anti-vaccins… tout cela constituerait finalement une mouvance unique, celle de l’obscurantisme contre la vérité. Le vieil adage thatcherien de l’ultralibéralisme autoritaire n’est jamais loin : il n’y aurait donc pas d’alternative.