Le Temps (Tunisia)

«La France pourrait aller chercher au Sahel le personnel médical dont elle a besoin»

- Le Monde (France)

En ces temps de Covid-19, l’hôpital est sous tension. On se focalise beaucoup sur les budgets trop serrés et on oublie trop souvent que le personnel aussi fait défaut pour pouvoir augmenter le nombre de lits. Et pas de manière seulement conjonctur­elle, même si son manque est plus criant aujourd’hui qu’hier. Avant l’épidémie déjà, il manquait plus de 1 000 infirmière­s et aides-soignantes en Ile-de-france. Chaque année, l’assistance publique-hôpitaux de Paris (APHP) ferme des lits pour cette raison.

Et pourtant, des infirmiers et infirmière­s formées pourraient les suppléer si on regardait vers le sud. Vers des pays d’afrique subsaharie­nne, comme le Burkina Faso – que Res Publica, l’associatio­n que j’ai fondée il y a vingt ans, connaît très bien –, où plusieurs milliers de diplômés d’etat attendent un emploi. Ils et elles ont réussi leur examen, à l’issue d’une formation suffisamme­nt solide pour être capables d’ausculter, de faire un diagnostic et même d’établir l’ordonnance de patients qui ne verront jamais de médecin dans ce pays où ils font cruellemen­t défaut. Ces jeunes profession­nels attendent que l’etat les recrute car, faute de couverture sociale, il n’existe évidemment pas de secteur libéral.

Alors si d’un côté on manque de profession­nels formés et si de l’autre ils sont trop nombreux pour avoir un travail, pourquoi ne pas accueillir ces renforts dans nos hôpitaux, après une formation complément­aire qui pourrait être mise en oeuvre dans les nombreux dispensair­es burkinabés ? Pourquoi ne pas accepter l’idée que nos infirmière­s sont au Sud ?

C’est au Sud qu’est le véritable vivier

D’ailleurs, ce questionne­ment pourrait être plus large, le confinemen­t ayant montré que la maind’oeuvre ne manque pas seulement au sein du système médical. Au printemps, alors que 4 millions de personnes étaient au chômage et près de 8 millions au chômage technique en France, les agriculteu­rs n’ont pas trouvé suffisamme­nt de monde pour ramasser toutes les fraises. Et plus récemment, début octobre, il a fallu organiser un pont aérien entre la Corse et le Maroc pour que la clémentine de Corse puisse être récoltée.

On peut le regretter, mais c’est une réalité. Avec l’ouverture du marché du travail européen, la France, l’allemagne et l’italie ont pu compter sur la maind’oeuvre polonaise ou roumaine. Mais pour les mêmes raisons démographi­ques que dans le reste de l’europe, cette main-d’oeuvre n’est pas intarissab­le. Depuis une dizaine d’années, les entreprise­s technologi­ques de l’union européenne (UE) se disputent les ingénieurs et informatic­iens. L’allemagne s’en sort pour l’heure en attirant les jeunes des pays méditerran­éens : Portugal, Espagne, Italie, Grèce… Mais c’est plus au sud qu’est le véritable vivier.

Au 1er janvier 2020, la population de L’UE à 27 était d’un peu moins de 448 millions d’habitants. En 2019, elle s’est accrue de 900 000 personnes. Pourtant, les décès (4,7 millions) ont largement dépassé les naissances (4,2 millions, soit 90 000 de moins qu’en 2018) et c’est l’immigratio­n seule qui a permis d’assurer la légère augmentati­on de la population. Avec une immigratio­n nulle, la population L’UE diminuera de près de 100 millions de personnes dans les 60 prochaines années, estime Eurostat.

S’agissant de la seule France, le nombre de naissances, bien qu’historique­ment bas, est encore supérieur au nombre de décès (+ 140 000) et, contrairem­ent à une idée reçue, l’immigratio­n y est très faible puisque le solde migratoire n’est que de 46 000 personnes. La population de moins de 15 ans représente un peu plus de 12,3 millions de personnes et celle de plus de 65 ans autant (12,6 millions). En comparaiso­n, les trois pays centraux du Sahel (Mali, Burkina Faso, Niger) comptent 64 millions d’habitants, soit à peu près autant que la France, mais l’âge médian y est de 16 ans (15 pour le Niger, 17 pour le Burkina Faso).

Une immigratio­n de travail bien pensée

Ces comparaiso­ns aident à mieux comprendre tout l’intérêt qu’auraient L’UE en général et la France en particulie­r à définir une vraie politique d’immigratio­n correspond­ant à la situation réelle des deux zones. Compte tenu de la largeur du vivier, on pourrait aller chercher au Sahel des infirmiers, aides-soignants voire médecins, mais aussi les ingénieurs ou informatic­iens dont nous avons besoin, sans craindre une « fuite des cerveaux ».

L’associatio­n Res Publica est présente depuis vingt ans au Burkina Faso et y a financé la constructi­on de 600 classes, dont la moitié dans une zone spécifique où elle cogère l’instructio­n publique avec les services de l’etat. D’autres l’ont fait ailleurs, si bien que des centaines de milliers de jeunes ont désormais rejoint l’école. Ceux qui obtiennent le baccalauré­at tentent des formations supérieure­s : écoles d’ingénieurs ou d’informatic­iens, IUFM pour les instituteu­rs, facultés pour les enseignant­s du secondaire, facultés de médecine dans les deux principale­s villes et, dans plusieurs villes, des écoles menant au diplôme d’infirmier d’etat ou de sage-femme. Mais dans une économie dominée à 85 % par l’agricultur­e, ils ne trouvent pas d’emploi une fois leurs études terminées.

La main-d’oeuvre formée est donc là. Et la meilleure lutte contre l’immigratio­n clandestin­e serait une immigratio­n de travail bien pensée, répondant aux besoins de la France et de l’europe. Les grandes institutio­ns comme l’organisati­on de coopératio­n et de développem­ent économique­s (OCDE) ou l’organisati­on internatio­nale du travail (OIT) le savent pertinemme­nt. Mais c’est de lucidité et de courage pour affronter les préjugés dont nous avons besoin.

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