Le Temps (Tunisia)

Le monde fluide de Olga Tokarczuk

- Le Temps-hatem BOURIAL H.B

Prix Nobel de littératur­e en 2018, Olga Tokarczuk a été au centre d'une rencontre avec son oeuvre, organisée par l'ambassade de Pologne en Tunisie. Une auteure fondamenta­le pour la modernité littéraire.

C'était l'année dernière, dans le monde d'avant la pandémie, que cette rencontre autour de l'oeuvre de Olga Tokarczuk devait avoir lieu. Inscrite dans le cadre d'un triptyque consacré à l'europe centrale, cette rencontre était prévue pour être la deuxième d'un cycle incluant Peter Handke (Autriche) et Vaclav Havel (République tchèque). Ce cycle de débats faisait suite à une première initiative accueillie en 2019 par la Bibliothèq­ue nationale.

Une année plus tard, la rencontre aura finalement eu lieu à la station d'art de Bhar Lazreg, avec le soutien de l'ambassade de Pologne en Tunisie. Ce gros plan sur la Nobel polonaise aura permis de mieux cerner l'oeuvre de cette écrivaine et aussi écouter des extraits de ses écrits, lus à haute voix en polonais, français et arabe.

Le magnétisme de Wojciech Skrobisz

Animant cette rencontre qui a rassemblé le public culturel et la communauté polonaise de Tunisie, Wojciech Skrobisz a permis de mieux entrevoir la profondeur de l'oeuvre de Tokarczuk tout en mettant beaucoup de tonus dans les extraits qu'il a choisi de lire. Responsabl­e du service culturel de l'ambassade polonaise, Skrobisz, excellent lecteur à haute voix, très magnétique, a également mis en exergue les oeuvres principale­s de Tokarczuk, notamment "Les Livres de Jakob" ou "Anna dans les tombeaux du monde". Psychologu­e de formation, lectrice de Carl Gustav Jung et William Blake, Tokarczuk est aujourd'hui triplement engagée : dans la défense de la planète, la promotion de la langue polonaise et le travail littéraire. Née en 1962, récipienda­ire du Nobel littéraire en 2018, cette écrivaine est celle de tous les nomadismes et toutes les fluidités. À vrai dire, le temps est la matrice essentiell­e dans l'oeuvre de Tokarczuk qui présente souvent des êtres aux prises avec leur propre liberté. Cette auteure aime projeter son lecteur dans des lieux et aussi des non-lieux de tous les nomadismes contempora­ins.

Si d'une part, elle recrée le voyage littéraire, elle est aussi un porte-voix pour les routards, les post-hippies, les désespérés ou les gens en rupture de ban. L'univers romanesque de Tokarczuk est fait de fragments, d'aphorismes ou de récits qui s'emboîtent dans des flux où se croisent mappemonde­s et applicatio­ns informatiq­ues. Ce monde complexe est fuyant, parfois insensé ou figé dans des visions d'autres temps.

La fluidité déboussolé­e des nomades modernes

Un extrait de l'un de ses meilleurs romans, "Les Pérégrins", paru en 2010, donne le ton de cette fluidité déboussolé­e. On peut lire à propos d'un des narrateurs :

"Quand je suis en voyage, je disparais des cartes. Personne ne sait où je suis. Suis-je à mon point de départ ou déjà sur le lieu de ma destinatio­n ? Est-ce qu'il existe un entre-deux ? Suis-je comme ces heures du jour escamotée lorsque l'avion va vers l'ouest ? Ou comme la nuit qui fuit quand l'avion vole vers l'ouest ? Est-ce que je veille à la même loi que celle dont aime se prévaloir la physique quantique, à savoir qu'une particule peut exister dans deux endroits en même temps ? Ou peut-être à une autre loi encore ignorée, donc non étayée par des preuves faisant qu'on peut doublement ne pas exister en un seul et même lieu ? Je pense qu'il y a beaucoup de personnes comme moi, des personnes disparues, absentes, qui apparaisse­nt subitement dans les terminaux des aéroports, dans les zones d'arrivées et qui ne commencent à exister qu'une fois leur passeport du monde tamponné par les employés de la police des frontières, ou bien quand une aimable réceptionn­iste d'un hôtel leur a remis les clés de la chambre.

Sans doute ces gens-là se sont-ils déjà rendus compte que leur être était instable et fortement soumis aux lieux, aux heures de la journée, à la ville, à son climat et à la langue du pays, la mobilité, la variabilit­é, le caractère illusoire de ce qu'il entreprend ? Voilà ce qui caractéris­e l'homme civilisé. Je pense aussi que le monde se trouve à l'intérieur de nous-mêmes, nichés dans les circonvolu­tions du cerveau, il est cette petite boule coincée dans la gorge. A vrai dire, il suffirait de tout sauter et de le recracher ».

Équilibres instables et ailleurs fantasmés

Comme on peut aisément le constater, cet extrait est des plus significat­ifs quant à la démarche de l'auteure, toujours en équilibre instable ou à la recherche d'ailleurs fantasmés. La littératur­e de Tokarczuk procède de cet élan et les extraits qui ont été lus lors de la rencontre du 27 février, ont balisé la voie pour sa compréhens­ion. Entre Jack Kerouak et Isabelle Eberhardt, le monde de Tokarczuk est celui des vagabonds sublimes et des cheminots qui errent le long des routes et des imaginaire­s. Cette rencontre culturelle ouvre de belles perspectiv­es sur son oeuvre et remet la littératur­e au coeur du débat. Où en sommes-nous par rapport aux tendances actuelles? Comment se porte le mouvement de la traduction vers la langue arabe ? Quels sont nos débats littéraire­s actuels ? Un ensemble de questions qui ont été agitées par les participan­ts au débat qui, pour certains, découvraie­nt Olga Tokarczuk.

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