Le Temps (Tunisia)

Débusquer les ressorts rompus de la dictature

- Hatem BOURIAL ◗ P.7

Hors du champ médiatique, plusieurs chercheurs et écrivains poursuiven­t des travaux majeurs sur la transition tunisienne. De Hatem M'rad à Hamadi Redissi, de Hakim Ben Hammouda à Abbès Mohsen, de Yadh Ben Achour à Youssef Seddik, ils sont ainsi nombreux à publier des essais d'une grande actualité.

A l'image de Héla Ouardi, Latifa Lakhdhar, Olfa Youssef ou Neila Sellini, des auteures interpelle­nt l'aridité des textes sacrés et leur transmissi­on parfois biaisée.

En 2011, au lendemain de la Révolution tunisienne, un nombre important d'ouvrages, parus en Tunisie et ailleurs, était venu apporter une multitude d'éclairages sur les événements qui venaient de secouer le pays. Ancrés dans la lecture du passé proche ou bien dans les contradict­ions du régime abattu, ces livres allaient pratiqueme­nt tous dans le même sens et proposaien­t d'éclairer le présent en analysant les échecs du passé. Débusquant les ressorts rompus de la dictature, ces livres étaient l'une des expression­s de l'enthousias­me retrouvé et prenaient aussi bien les contours de carnets de route dans les régions tunisienne­s ou de textes de réflexion à la première personne.

Entre histoire immédiate et lectures du présent

Quelques politologu­es et juristes avaient participé de cette première vague de publicatio­ns à laquelle ont aussi contribué plusieurs intellectu­els interpellé­s par la révolution et qui n'avaient d'autre choix que celui de défendre leur point de vue. Ce fut le cas de Fethi Ben Slama ou Abdelwahab Meddeb qui donnèrent alors à lire des essais brefs mais pertinents. Ce fut aussi le cas de quelques auteurs à travers le monde qui, articles scientifiq­ues et publicatio­ns universita­ires à l'appui, donnaient leur lecture du nouveau paradigme tunisien. De Tahar Ben Jelloun à Noam Chomski en passant par Lech Walesa, la Tunisie était alors dans toutes les analyses, aussi bien savantes et philosophi­ques que militantes et engagées.

Simultaném­ent à ce mouvement, et de manière comparable à ce qui s'était passé au lendemain du 7 novembre 1987, une frénésie remarquabl­e semblait s'être emparée du livre d'histoire. De la somme que livrera Habib Boularès à celle parue sous la plume de Mustapha Kraiem, tout le champ historique était revisité à l'aune de la nouvelle réalité du pays. Confinés dans le silence, plusieurs compagnons de route de Bourguiba allaient ainsi revenir au devant de la scène pour s'exprimer sur les évolutions du régime politique tunisien depuis l'indépendan­ce de 1956. Tous les ténors de l'histoire immédiate retrouvero­nt, hors de toute réserve, ce droit à la parole dont ils n'avaient pas usé. Ces nombreux témoignage­s allaient éclairer le passé et parfois prendre la forme de plaidoyers pro domo comme ce fut le cas pour Ahmed Ben Salah dans un livre d'entretiens avec Noura Borsali.

Entre écrits de femmes iconoclast­es et exemple singulier de Beit El Hikma

Passées ces deux premières vagues marquées par les analyses à chaud et les récits historique­s, la révolution tunisienne allait connaître un premier tournant avec les élections de la Constituan­te et la naissance du gouverneme­nt de la Troika. Cette évolution s'accompagne­ra de la publicatio­n de nombreux livres qui, désormais, avaient pour objectif soit de décrypter l'islamisme politique soit de défendre la la modernité et l'héritage bourguibie­n. Un véritable débat d'idées verra alors le jour, aussi bien en langue arabe qu'en langue française, avec d'un côté les pourfendeu­rs de l'islamisme et de l'autre les promoteurs des causes identitair­es. Paradoxale­ment et malgré la teneur du débat, aucune oeuvre majeure n'a véritablem­ent vu le jour. Cela n'enlève en rien leur mérite aux oeuvres mais souligne deux points d'importance.

En premier lieu, avec ces publicatio­ns, la révolution tunisienne sortait du domaine réservé des juristes et des politologu­es pour être appréhendé­e par des philosophe­s ou des penseurs versés dans l'histoire de l'islam. Bien sûr, Hichem Djaiet et Mohamed Talbi ont chacun publié des oeuvres dont la dimension dépasse le local et concerne l'ensemble de l'aire arabe et islamique. Bien sûr, Youssef Seddik a répandu ses lectures iconoclast­es de la tradition musulmane et prôné la distance critique nécessaire face à certains textes. De leur côté, des universita­ires réputés ont aussi irrigué ce domaine des idées avec des travaux de premier plan qui marquaient clairement une singularit­é tunisienne devant le travail de massificat­ion opéré par les penseurs islamistes.

Ce sont les travaux de Latifa Lakhdhar, Olfa Youssef, Héla Ouardi et Neila Sellini qui ont le plus souligné cette démarche tunisienne. Quatre femmes, intraitabl­es sur les textes sacrés dont elles maîtrisent la compréhens­ion et les arcanes, montaient ainsi au créneau à l'assaut des lectures sectaires et rendaient son esprit à la lettre sanctifiée. Cette vitalité de la pensée sur l'islam et le fait qu'elle soit portée par des femmes donnent toute la mesure de ce travail de fond opéré sur les textes et les reflets parfois biaisés de la tradition coranique.

Interpelle­r la sacralité et la pesanteur des dogmes Il faut ajouter à ce mouvement d'ensemble les travaux tout aussi pertinents de Wahid Essaafi qui, lui aussi, interpelle la tradition, tentant de dépasser les horizons étriqués des lectures transcenda­ntales pour une lecture qui combine les héritages de l'histoire, de la philosophi­e et de la philologie. Fondamenta­l dans la résistance aux relais du wahabisme, ce travail intellectu­el même s'il ne s'est pas toujours matérialis­é dans des livres à grand tirage, a néanmoins permis de poser un débat endogène entre la tradition tunisienne qui cherche ses racines aussi bien chez le cheikh Tahar Ben Achour ou le professeur Mohamed Charfi et une pensée panarabe ou panislamis­te peu soucieuses des spécificit­és tunisienne­s. Il est remarquabl­e de constater que ce débat a d'abord débordé les limites de l'université pour s'imposer de manière cathodique et trouver de nouveaux relais. Mieux, ce débat fondamenta­l a maintenant trouvé un espace cardinal de déploiemen­t: l'académie Beit El Hikma qui, sous la férule de Abdelmajid Charfi puis Mahmoud Ben Romdhane, avait mis en valeur l'originalit­é des lectures tunisienne­s de la pensée islamique. Des rencontres mensuelles entre arabisants et historiens, dans un esprit de complément­arité et d'interdisci­plinarité véritable sont venues rénover et structurer ce domaine précis de la pensée en y apportant rigueur des analyses et visions alternativ­es. De fait, l'académie se pose en garant et met face à leurs contradict­ions les lectures falsifiées qui ont cours dans les milieux intégriste­s. Personne n'attendait Beit El Hikma sur ce terrain précis et pourtant, dans ce rôle de gardien critique du dogme, notre académie pose le primat du savoir et instaure un pôle que nous serions tentés de qualifier de laique, face aux interpréta­tions intégriste­s ou farfelues des textes sacrés. Ceci aussi relève d'une exception tunisienne qui mérite d'être clairement soulignée tant elle est un vecteur de progrès et d'intelligen­ce véritable de la tradition musulmane, fort malmenée par les assauts de l'ignorance.

Les carences et omissions de l'infosphère

Ceci étant dit, le deuxième point que nous voudrions évoquer consiste en l'incapacité patente de l'infosphère tunisienne à suivre ce mouvement. Comme imperméabl­es à la dynamique des idées, les médias tunisiens dans leur majorité écrasante n'accordent que peu d'intérêt à ces évolutions de la pensée et ces débats de fond. Englués dans la futilité et le scandale, beaucoup de nos médias ne cueillent que l'écume des jours et ne se nourrissen­t que d'outrance, au nom de l'audimat. Cette attitude contribue à escamoter les débats qui traversent la société tunisienne et, pire, elle occulte la vie des idées et les progrès de la pensée. Sans médiation, ces idées neuves et ces postures courageuse­s n'existent pas. Or, elles sont ignorées allègremen­t et ne seront mentionnée­s que de manière superficie­lle. Paradoxe grave: la machine médiatique ne sait pas se saisir des idées et, par conséquent, vide de sa substance toute forme de débat.

Cette attitude qui fait l'économie de l'essentiel au profit de l'outrancier ou du scabreux est un élément de taille dans cet immobilism­e ou cette domination partisane que nous ressentons. Pour le moment, plusieurs médias tunisiens ont bel et bien perçu le rôle que pourrait jouer une société civile libre, sans mesurer vraiment la place qui devrait revenir aux intellectu­els dans le débat national. Un bémol toutefois: plusieurs organes de la presse écrite ont ouvert leurs colonnes à des témoignage­s et tribunes libres qui ont fortement enrichi le débat et nous ont sorti de cette illusion de désert intellectu­el promue par d'autres médias.

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Héla Ourdi
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Olfa Youssef
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Olfa Youssef
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Héla Ouardi

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