Le Temps (Tunisia)

Enthousias­me et …inquiétude­s

- Ahmed NEMLAGHI

Kais Saied a enfin révélé, ce qui n'était à vrai dire un secret pour personne : son intention d'amender la constituti­on. S'il en a constituti­onnellemen­t parlant l'initiative, en vertu de l'article 143, il n'en reste pas moins que cela répond à des conditions assez précises dont notamment l'avis de la Cour constituti­onnelle, qui vérifie s'il n'y a pas d'amendement­s pouvant porter atteinte aux matières dans lesquelles la révision est interdite, à savoir les droits et les libertés et la forme démocratiq­ue du pouvoir. Evidemment Kais Saied n'a pas l'intention de toucher à la forme démocratiq­ue du pouvoir et encore moins aux droits et aux libertés.

Mais entre la parole et l’action il y a le texte de loi qui peut susciter des interpréta­tions différente­s. C’est la raison pour laquelle l’interventi­on de la Cour constituti­onnelle est prévue. Mais en l’occurrence, en cas d’absence de celle-ci, seule peut y suppléer, le référendum, qui donne la latitude au peuple de se prononcer. Encore que celui-ci est réglementé par le code électoral (articles 76 et suivants) qui est lui-même à réviser.

Cela dit, pour ceux qui sont contre l’idée d’un amendement de la Constituti­on, Kais Saied est totalement out, car il agit en même temps au nom de la Constituti­on, tout en l’enfreignan­t, estimant qu’il a violé notamment l’article 80, pour cause : cet article suppose, outre l’obligation de requérir la Cour constituti­onnelle, que le Parlement soit en état de session permanente. Ce qui n’est pas le cas, les députés ayant été gelés. Le gel des députés n’est pas prévu non plus par l’article 80.

Il n’en reste pas moins qu’il s’était de prime abord adressé directemen­t au peuple, en mettant le doigt sur le mal à savoir la corruption, dont sont suspectés entre autres certains députés. C’est ce qui a emballé une bonne frange parmi les citoyens qui a approuvé son attitude quand bien même elle ne serait pas tout à fait conforme à la Constituti­on.

Maintenant qu’il a manifesté publiqueme­nt sa volonté d’amender la Constituti­on, il ne doit pas s’emmêler les pinceaux, bien qu’il compte sur l’appui du peuple, qui est son atout majeur.

Pouvoirs présidenti­els plus étendus ?

Ses détracteur­s qui tiennent évidemment à la forme du régime actuel, qui les arrange plus, étant donné l’hégémonie exercée par le Parlement sur l’exécutif, ne seront pas d’accord et feront tout pour s’y opposer. C’est la raison pour laquelle un certain nombre parmi eux, dont des députés gelés, a signé une pétition contre l’amendement de la

Constituti­on. Ils craignent que cela débouche vers une dictature cautionnée en quelque sorte par le référendum sur une nouvelle forme de la Constituti­on qui donnerait plus de pouvoirs au président de la République. Avec un régime présidenti­el, ils seront plus ou moins déstabilis­és, et n’auront pas la faculté d’agir sur la scène politique avec la même envergure. Mais quels mécanismes ?

Eh bien c’est là qu’est le hic, car on se demande si Kais Saied va agir conforméme­nt à la Constituti­on et auquel cas c’est l’applicatio­n des articles

144 et suivants

qui s’imposerait. Selon ces articles toute initiative de révision de la Constituti­on impose l’interventi­on de la Cour Constituti­onnel, qu’elle émane du Président de la République ou de l’assemblée des représenta­nts du peuple.

En l’occurrence et en l’absence de ces deux organes est-ce l’impasse ? A moins que le Président compte s’adresser directemen­t au peuple par voie de référendum. Celui-ci serait plutôt proche du plébiscite.

La limite entre le plébiscite et le référendum est parfois difficile à établir. Le référendum a le sens de « scrutin au cours duquel les citoyens expriment leur soutien ou leur opposition à une mesure proposée par un gouverneme­nt ou par une initiative populaire ». Alors que le plébiscite est le détourneme­nt de l'objet d'un référendum en vue de légitimer un homme.

C’est le raisonneme­nt que tiennent d’ailleurs les détracteur­s de Kais Saied, qui affirment que le référendum ne fera que légitimer sa tendance à avoir des pouvoirs plus étendus

afin de mieux faire asseoir la

dictature.

Cela dit, en ce qui concerne le fond, on se demande sur quoi porteront les amendement­s envisagés par Kais Saied, afin qu’il satisfasse comme il l’a encore affirmé dernièreme­nt à l’avenue Bourguiba, les revendicat­ions du peuple. Est-ce concernant la forme du régime, qui selon la Constituti­on actuelle, ne lui donne pas de pouvoirs étendus, ou estce concernant les relations des organes du pouvoir entre eux ?

En finir avec l’immobilism­e politique

C’est que les constituan­ts de 2014, voulaient en finir avec un régime présidenti­el avec des pouvoirs du président de la République

étendus, en vertu de la constituti­on de 1959, qui du reste a été aggravée par de multiples révisions dans ce sens.

En vertu de la constituti­on de 2014, le Président de la République bénéficie de peu de prérogativ­es et même dans certaines de ses compétence­s souveraine­s, il les partage avec le chef du Gouverneme­nt et le chef du Parlement.

En France, la cohabitati­on, en vertu de laquelle, le pays était dirigé par deux adversaire­s politiques, à savoir le Président de la République et le Premier ministre, et ce, depuis 1986 et à trois reprises, a abouti à un immobilism­e politique considérab­le sous Mitterrand. Il a fallu que Chirac rectifie le tir en réduisant à cinq ans la durée du mandat présidenti­el.

Là aussi Kais Saied a l’intention de remédier à cette crise politique dont les causes essentiell­es sont dues aux tensions entre les partis politiques au sein d’un Parlement qui a dépassé ses prérogativ­es, finissant par semer le désordre et le chaos, mus par certains parmi ses membres qui se sont adonné à tous les abus, outre les enfreintes de la loi et les multiples malversati­ons.

En réalité ce n’est pas la forme de la République qui va changer grand-chose à la situation, tant que la Cour constituti­onnelle n’est pas installée et que la loi électorale n’est pas révisée.

Il est urgent en effet de modifier la loi électorale, afin de ne pas avoir des surprises et des déceptions parmi les candidats mus par les intérêts privés. On peut opter pour un mode de scrutin, qui favorise les compétence­s des élus et qui permettent la stabilité gouverneme­ntale.

Face au « spectre d’une démocratie sans le peuple », selon la formule de Maurice Duverger, le modèle démocratiq­ue par excellence semble être le référendum, choix émanant directemen­t des citoyens. C’est à quoi opterait à Kais Saied qui semble décidé à amender la Constituti­on. Y parviendra-t-il ?

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