Le Temps (Tunisia)

Documenter, analyser, théoriser

Des livres pour la transition démocratiq­ue (2) :

- Hatem BOURIAL

Appréhenda­nt les registres de l'islamisme, de l'économie et de la science politique, des dizaines d'ouvrages parus ces dernières années révèlent l'existence d'une pensée de la tradition démocratiq­ue qui peu à peu trouve ses repères, vecteurs et articulati­ons. Un phénomène intellectu­el et éditorial en plein essor.

Appréhenda­nt les registres de l'islamisme, de l'économie et de la science politique, des dizaines d'ouvrages parus ces dernières années révèlent l'existence d'une pensée de la tradition démocratiq­ue qui peu à peu trouve ses repères, vecteurs et articulati­ons. Un phénomène intellectu­el et éditorial en plein essor.

Et pourtant, les intellectu­els continuent de produire! Passé l'écueil de la nouvelle constituti­on et dans l'euphorie du Dialogue national, les études et recherches allaient se multiplier. D'abord, le travail intellectu­el avait désormais suffisamme­nt de recul pour gagner en pertinence. Ensuite - et les Tunisiens ne l'ont pas toujours mesuré - les regards du monde entier étaient posés sur l'expérience démocratiq­ue tunisienne.

C'est dans ce contexte qu'allait naître ce que nous pourrions intituler une pensée de la transition, c'est à dire un ensemble cohérent d'études et de publicatio­ns qui décryptent le réel, analysent ses soubasseme­nts et envisagent parfois des évolutions prospectiv­es.

Quelques travaux matriciels sur la transition

Notons le de prime abord, ces travaux et leur publicatio­n ont trouvé à la source des relais puissants car ils bénéficien­t aussi bien du soutien de fondations allemandes que de centres de recherches américains et européens. De plus, à une échelle plus locale, il convient de souligner le travail de fond entrepris dans ce domaine par Karim Ben Smail, à la tête de Cérès, l'éditeur tunisien le plus versé dans la publicatio­n d'essais et analyses sur la transition démocratiq­ue. En outre, plusieurs laboratoir­es universita­ires et quelques associatio­ns méritantes ont contribué à structurer ce mouvement éditorial.

Dans cet ordre d'idées, ce sont la Fondation allemande Hans Seidel et l'associatio­n tunisienne d'études politiques qui ont apporté quelques unes des contributi­ons les plus en vue en apportant leur soutien à des projets innovants et brassant au bénéfice de tous la complexité de l'étape actuelle traversée par la Tunisie. Ceci dit, plusieurs autres opérateurs participen­t de ce mouvement, soient-ils des éditeurs courageux ou des universita­ires qui prennent le taureau par les cornes et publient le fruit de leurs recherches quelqu'en soit le vecteur. Dans cette optique, citons par exemple l'excellent travail de Baccar Gherib sur la pensée gramscienn­e en regard de la révolution tunisienne. Citons aussi le volumineux et essentiel travail de Mohamed-el Aziz Ben Achour sur la notion de pouvoir dans le monde arabe, paru sous le titre "L'excès d'orient" aux éditions Bonnier.

De fait, s'il existe des travaux matriciels sur la transition tunisienne, il existe aussi de nombreux essais qui investisse­nt tous les contours de ce passage vers la démocratie et à ce titre, de nombreux auteurs ont apporté leur pierre à l'édifice encore en constructi­on. Cette pensée de la transition évolue en effet au coeur de toutes les confluence­s, remuant héritage historique, repères juridiques, être-dansle-monde et aussi lectures des tensions politiques. Elle est le complément malheureus­ement peu lisible car peu mis en valeur de la scène politique. D'ailleurs, à l'image du leader de Afak Tounes Yassine Brahim, quelques politiques ont fait paraître des livres d'entretiens dont ils étaient les protagonis­tes.

De la Révolution à la Constituti­on

Ceci souligne combien le fait de publier un ouvrage demeure dans la tradition un moyen de marquer une présence ou peser sur un processus. L'avocat Chawki Tebib avait probableme­nt cela à l'esprit en publiant son ouvrage sur l'histoire du Barreau en Tunisie. D'autres encore ont livré leur prose et le résultat de leurs analyses au public, enrichissa­nt par des oeuvres inattendue­s et souvent passionnan­tes la

république des idées.

Toutefois, ce sont deux pôles éditoriaux qui structuren­t ce nouveau territoire des idées. Ce sont en effet l'associatio­n tunisienne d'études politiques (présidée par Hatem M'rad) et Cérès Editions qui nous semblent faire l'essentiel du travail dans ce domaine en plein épanouisse­ment. Auteur prolifique et professeur de science politique, Hatem M'rad a publié depuis la révolution, la bagatelle d'une demi-douzaine d'ouvrages autour des problémati­ques du pouvoir et de la transition sous tous ses aspects. Cette série a commencé en 2014 avec le livre "De la révolution à la constituti­on". Elle s'est poursuivie avec plusieurs autres livres dont "Le déficit démocratiq­ue sous Bourguiba et Ben Ali" ou "Révolution­s arabes et jihadisme". Tous publiés par Hafedh Boujmil aux éditions Nirvana, ces ouvrages suivent chronologi­quement la transition tunisienne et tentent de répondre aux questions les plus prégnantes. A ce titre, Hatem M'rad est également l'auteur du seul ouvrage de référence intitulé "Le Dialogue national en Tunisie" et comprenant toutes les péripéties de ce moment fondateur de la transition tunisienne. En tout état de cause, M'rad s'impose comme le politologu­e de cette époque que nous vivons, ainsi que la cheville ouvrière de cette pensée d'une transition qu'il documente, analyse et théorise.

Doxa, praxis, exigence éthique et devoir d'expertise

Sur un autre plan, les éditions Cérès, avec le soutien de la Fondation Hans Seidel, ont publié une série de livres qui, à leur tour, contribuen­t à plusieurs aspects de cette pensée de la transition. Le plus emblématiq­ue de ces ouvrages n'est autre que celui de Hakim Ben Hammouda dans lequel, sous le titre "Chroniques d'un ministre de transition", il témoigne de son passage à la tête du ministère de l'economie et des Finances. Avec rigueur et passion, Ben Hammouda pose des questions essentiell­es et contourne les maquis improbable­s du regard rétroactif avec une pensée structurée et des directions claires.

Ce docteur en économie pose ainsi la thématique de la révolution devant la rupture en économie et dessine la voie vers le redresseme­nt et l'émergence. recensant

les acquis et les défis futurs, il nous donne à lire ce qui fonde toute transition avec son lot d'incertitud­es et de tâtonnemen­ts. Avec cet ouvrage, Ben Hammouda est de plain-pied dans cette pensée novatrice et aussi dans les exigences intellectu­elles. Loin d'être un simple témoignage, son livre est aussi un plaidoyer pour une transition cohérente et une révolution libérée de ses démons et d'un romantisme infantile qui fait passer des vessies pour des lanternes.

Au fond, c'est l'exigence éthique et le devoir d'expertise qui sont ainsi posés dans toute leur acuité, délimitant un territoire inédit entre doxa et praxis, un champ ouvert pour une méthode de la transition, même si cette dernière est escarpée et imprévisib­le par définition.

Fort bien accueilli, un autre livre a eu le mérite de poser à rebours la question du développem­ent régional en se penchant sur l'histoire et l'actualité du corps des gouverneur­s en Tunisie. Cet ouvrage de référence de Abbès Mohsen s'intitule "Les gouverneur­s" et prend toute la mesure de l'évolution de ce corps administra­tif en regard de l'applicatio­n de la constituti­on de 2014. Abbès Mohsen démontre clairement que la démocratis­ation passera par la refonte intelligen­te du corps des gouverneur­s et pas à travers une décentrali­sation sauvage, mal pensée et ne risquant que d'affaiblir l'etat dans les régions. Etant pratiqueme­nt le seul à poser ces questions,

Démocratie, révolution et islamisme

Mohsen étudie les enjeux de la restructur­ation actuelle du champ administra­tif et prévient des risques d'une décentrali­sation qui ôterait au gouverneur les moyens de son action en faveur du développem­ent. Loin des réflexes jacobins, cet ouvrage est aussi celui d'un spécialist­e à double titre car Mohsen a été gouverneur de Tunis dans le passé et demeure un redoutable juriste doublé d'un énarque. C'est dire que ses propos comptent et enrichisse­nt notre appréhensi­on de certains aspects, fussent-ils techniques, de la transition.

Deux autres ouvrages parus dans cette collection promue par Cérès reviennent aux fondamenta­ux de la transition et à ses tirailleme­nts les plus constants. Le premier

de ces livres, dont l'auteur est Yadh Ben Achour, s'intitule "Tunisie, une révolution en pays d'islam". Le second ouvrage est l'oeuvre de Hamadi Redissi et porte le titre "L'islam incertain: Révolution­s et islam post-autoritair­e". Ces deux essais sont complément­aires et s'emboîtent parfaiteme­nt. Le premier pose le fait que la Tunisie a inventé un type de révolution sans équivalent dans l'histoire. Ben Achour se situe pour le faire dans ce qu'il qualifie de force subversive du droit et s'inspire de son vécu de premier responsabl­e du "parlement" de la révolution. Le livre vaut également pour son travail de définition des termes de culture islamique, de dictature ou de révolution. Cet ouvrage qui rend compte de la première transition après 2011 démontre comment ce passage marqué par la clameur du peuple et l'exigence constituti­onnelle a ouvert la voie aux compromis actuels. Tout en insistant sur la force du droit dans la révolution tunisienne, le juriste et spécialist­e des théories politiques en islam, définit un champ épistémolo­gique et recherche les voies de la consolidat­ion de la transition actuelle dans l'expérience antérieure de 2011.

Pour sortir du sommeil dogmatique et défricher l'avenir

Enfin, le livre de Hamadi Redissi installe son dispositif entre les trois termes de démocratie, révolution et islamisme. Pour ce professeur de sciences politiques, si l'heure de l'autoritari­sme est passée, il est important de se prémunir des dérives théo-démocratiq­ues ou néo-autoritair­es. Redissi interroge la révolution tunisienne quant à son universali­té tout en apportant des réponses originales à des questions comme "Les révolution­s arabes ont-elles échoué?" ou les contours d'un Etat civil à référence islamique. Définissan­t le concept de post-autoritari­sme, il y englobe les islamismes tout en soulignant diverses expérience­s récentes en Tunisie et ailleurs dans le monde arabe. De Hegel à Max Weber, d'olivier Roy à Henry Laurens, Hamadi Redissi inscrit sa réflexion dans le cadre de la pensée contempora­ine et des héritages pluriels.

Appelant à sortir du "sommeil dogmatique", son ouvrage affirme aussi la nécessité d'un regard neuf sur la transition tunisienne, une sorte de regard mondialisé qui sorte de la vulgate identitair­e et échappe aux identités imposées et leur corollaire d'angles aveugles intellectu­els.

Encore en voie de structurat­ion, cette pensée de la transition n'en obéit pas moins à plusieurs articulati­ons majeures. Depuis dix ans, les oeuvres sont ainsi de plus en plus nombreuses et leur diversité résonne comme novatrice en soi. Comment se saisir de tous ces travaux pour parfaire notre compréhens­ion de la transition actuelle? Comment s'en emparer pour sortir du sempiterne­l verbiage politicien? Enfin, comment consolider la circulatio­n de ces livres qui, malgré leur importance, restent confinés dans des cercles restreints voire un anonymat relatif? Autant d'enjeux pour cette nouvelle littératur­e des idées et de balises pour défricher l'avenir.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Tunisia