Le Temps (Tunisia)

Que reste-t-il du centre-ville de Tunis?

- Hatem BOURIAL

Au seuil d'une année nouvelle, entre les architectu­res et la mémoire d'un Tunis impromptu, les madeleines sont nombreuses à convoquer le souvenir. Des Arcades à la Nationale, de Saliba à Tournier, de la Javanaise à Paparone, que reste-t-il du centre-ville qui fut le haut lieu par excellence de la culture, du commerce et de la conviviali­té ?

Certains jours, plus que d'autres, se prêtent aux promenades mentales. C'est le cas de l'aïd el el Kébir quand la ville se vide de ses passants. C'est aussi le cas du Jour de l'an et de tous les lendemains de fête. La ville semble alors en suspens entre le passé simple et le futur antérieur, libre de toute attache temporelle.

Il fait alors bon de s'y promener en tête-àtête avec des monuments qui s'effritent et une mémoire guettée par l'oubli. Afin de se retrouver dans un face-à-face intime, marqué par des traces infinies et des immeubles démodés. Et aussi des ombres furtives qui échappent à ceux qui ne savent pas voir l'infime dans nos vies.

Sous les Arcades de l'avenue de France

Nous sommes tous des témoins dans des villes en constante évolution. Chaque génération a ainsi ses repères qui, mouvants par nature, se déplacent ailleurs au fur et à mesure que les années s'écoulent.

Par exemple, l'immeuble de la Nationale avait constitué pour ma génération un espace incontourn­able, un lieu qui concentrai­t la beauté et l'élégance. Pour y arriver, il fallait passer sous les Arcades et ce long corridor urbain de l'avenue de France était riche de mille fastes. Sous ces arcades se trouvaient les belles librairies comme Tournier et Sakati. Sous ces arcades se trouvaient drapiers et habilleurs à l'image du chemisier Abbès Agha. Toujours dans cette allée de toutes les tentations, l'on trouvait opticiens et bijoutiers, photograph­es et chausseurs, assureurs et banquiers.

En ce temps, l'avenue de France et les rues environnan­tes avaient une autre identité et cultivaien­t le prestige cossu d'une ville assoupie l'été, à l'ombre des ficus. Cette avenue était un véritable concentré de culture. En effet, on y trouvait le Centre culturel américain, le Goethe-institut, le British Council et de nombreuses librairies comme Saliba, Namura ou Ennajah. Sur un autre plan, la proximité des deux grandes surfaces de l'époque faisait que le commerce avait aussi ses aises. Je ne cesserai jamais de raconter le Monoprix et son escalator magique et le Magasin général et son ascenseur d'époque dont on disait du liftier nain qu'il avait été au service du bey de Tunis. Viennoiser­ies, cafés et cinémas

Pour les cinémas, il fallait aller un peu plus loin, sur l'avenue Bourguiba. Toutefois, la présence du Ciné-soir, de l'alhambra et de l'odéon marquait le territoire du septième art. Sans oublier l'existence à la rue Hannon de la plus ancienne des salles de cinéma de Tunis, le fameux Omnia Pathé, fondé en octobre 1908 et transformé en magasin de jouets géré par la famille Narraci.

Cette avenue et son réseau de rues sont véritablem­ent inépuisabl­es. Comment oublier la Javanaise et ses glaces si appétissan­tes ? Comment oublier la pâtisserie Viennoise et ses casiers chargés de biscuits secs? Et le grand Paparone qui veillait au grain, au bout de la rue, en vis-à-vis de l'opticien Lumbroso et de quelques-unes des pharmacies historique­s de Tunis? Chaque espace avait son identité propre, sa clientèle et ses traditions. Certains gardent encore un souvenir ému de la maison des Cadeaux que tiennent encore les De Matteis. D'autres ont autant d'émotion à évoquer la chocolater­ie Castagna et ses boiseries sombres ou encore les selleries Bouix dont la fondation remonte à la fin du dix-neuvième siècle. En ce temps, deux ou trois kiosques vendaient les journaux et le tabac et se fondaient dans le paysage entre colonnes Morris, pèse-personnes de couleur rouge vif et même des vespasienn­es à l'ancienne qui se trouvaient au bout de l'avenue.

Les cafés étaient également nombreux et le plus fameux d'entre eux se nommait Le Maghreb et disposait d'une superbe terrasse entre les Arcades et le porche monumental de l'ancien Crédit foncier et commercial de Tunisie. Le Maghreb avait succédé à une autre enseigne qui avait pour nom L'ambassadeu­r et comptait parmi les cafés faisant la jonction entre la ville européenne et la médina, célèbre pour son fameux café Dinar et ses restaurant­s bon marché. Véritablem­ent plurielle, cette avenue ouvrait aussi sur les quartiers sicilien et maltais occasionna­nt un brassage permanent, amplifié par la proximité de ce ventre de Tunis qu'est toujours le marché central et celle de l'immeuble de la Poste, passage obligé de tout un chacun.

Autour de la grande Poste et du Marché central

Devant la Poste, des étalages vendaient des cartes postales avec parfois de simples paysages et dans certains cas des attitudes plutôt coquines ou fleur bleue. Ils ajoutaient beaucoup d'ambiance à une rue qui n'en manquait pas puisque les amateurs de café faisaient la queue chez Bondin alors que les buveurs se retrouvaie­nt à faire leurs courses chez Licari. Pittoresqu­e et avec l'allure d'une grotte d'ali Baba, le bazar Attal était le rendez-vous des bricoleurs. On y trouvait de tout et on n'en repartait jamais bredouille. Et si l'envie vous en prenait, une halte non négligeabl­e pouvait prendre la forme d'un fricassé croustilla­nt, doré à point et bien garni. Quand ce n'étaient pas les pizza et caldi vendus par des ambulants portant des boîtes chauffante­s en fer blanc qui emportaien­t votre adhésion.

Chacune des rues environnan­tes avait son charme et ses repères. Ici un bouquinist­e, là un glacier ou un tailleur. Chacun y trouvait son compte et revenait le lendemain pour de nouvelles courses, les nouvelles indiscrète­s, un peu de conviviali­té ou le sourire de la marchande de fleurs. Il en est allé durant des décennies puis tout s'est évaporé ou effondré. Un art de vivre s'est évanoui et une autre ville est née dans la fuite des repères qui sont parfois toujours là, mais blafards ou en veilleuse.

Un immeuble nommé La Nationale

Pendant toutes ces années, La Nationale semblait veiller sur le quartier. Avec son caractère monumental, cet immeuble rappelait un peu l'immensité du Colisée. De plus, deux atouts en faisaient une destinatio­n pour les promeneurs ou les simples curieux. En premier lieu, le bassin aux tortues était de loin l'un des lieux les plus prisés de la capitale. Tout au long de la journée, les mioches et les familles passaient des heures à admirer le bassin et ses locataires et, comme le public était nombreux, les photograph­es à la pige aimaient traîner dans le coin.

Ces photograph­es étaient le second atout et ajoutaient à la magie des lieux. Faisant crépiter leur flash à tout bout de champ, ils parvenaien­t toujours à leur fins et soutiraien­t le prix d'une photo aux passants qui aimaient immortalis­er leur présence en ces lieux ou un peu plus loin près du square qui se trouve entre la cathédrale et l'ambassade de France. Un autre must consistait à se laisser glisser sur les dalles de sol autour du bassin et sous les Arcades. Je me souviens de glissades frénétique­s et de passants affolés par les gosses qui rivalisaie­nt d'audace et concourrai­ent pour savoir qui irait le plus loin en laissant ses chaussures et les dalles faire tout le travail.

Autour du bassin, il y avait quelques unes des enseignes de mode et de luxe les plus prestigieu­ses de l'époque. Et dans les appartemen­ts spacieux de l'immeuble habitaient de nombreuses familles de personnali­tés politiques ainsi que des médecins, des artistes et des banquiers répartis dans les deux grandes ailes de l'immeuble. Les ascenseurs qu'on pouvait voir de la cour centrale et le caractère bourgeois des lieux faisaient le reste, impression­nant les gamins des faubourgs, descendus en ville, avec des parents tout aussi épatés.

Entre Art déco, art nouveau et Arabisance­s

La Nationale a été construit à la fin des années trente et constitue une rupture dans le paysage immobilier de Tunis. Dans un style mixte, évoquant l'art Déco, cet immeuble fut la propriété d'une compagnie d'assurances avant de passer dans le patrimoine de la Snit. Ce bâtiment d'angle, orné d'arcades et de structure puissante, se développai­t entre la rue Gamal Abdenasser et l'avenue de France et reste un repère fort dans la ville de Tunis. Avec ses grandes portes de fer et tout ce qui peut l'entourer, La nationale reste l'un des emblèmes

de Tunis et compte parmi les immeubles de référence.

Considéré du point de vue de la mémoire, il est un lieu de nostalgies qui fut, après un chantier mémorable, construit sur l'emplacemen­t de l'ancien et tout premier Café de Tunis, un lieu de conviviali­té du début du vingtième siècle. Pris sur le mode architectu­ral, La Nationale est un véritable bijou, en avance sur son temps et certaineme­nt plébiscité comme l'un des plus imposants édifices du carrefour stratégiqu­e de Tunis. Pensez-y en repassant devant sa silhouette massive et jetez un oeil sur les souvenirs qui débordent de ses façades et son jardin aux tortues.

De la Javanaise aux galeries Simon

Que de lieux restent à évoquer au mitan de ces rues qui forgent le centre de la capitale! Comment par exemple ne pas mentionner les Galeries Simon et la tradition de lingerie enfantine qu'elles préservent de nos jours encore. Personnell­ement, ce lieu me semble extraordin­aire car même les publicités qui y sont affichées n'ont pas changé.

C'est dans cette même avenue de France que se trouvaient les bureaux des photograph­es Lehnert et Landrock ou encore le fameux Cinémato-chikly d'où Albert Sammama avait lancé les premières projection­s de cinéma. Que dire du coiffeur Ouannes dont on disait qu'il avait Bourguiba pour client ou encore du photograph­e Masri qui fut en vogue à la fin des années 1970? Et l'agence de voyages qui se trouvait à l'intérieur de la cour et le Carthago avec ses gaufres uniques dans toute la ville!

Peut-être faudrait-il ajouter quelques mots à propos du Centre culturel américain dont on pouvait apercevoir la bibliothèq­ue à travers les baies vitrées. Cet espace occupait la totalité de l'emplacemen­t actuel d'une agence bancaire et accueillai­t de nombreux événements et exposition­s. L'exposition qui m'aura le plus marqué, enfant, fut celle des cailloux lunaires qui avaient été ramenés par la mission Appolo 11. A l'époque, les cosmonaute­s américains étaient venus en Tunisie et avaient défilé dans les rues. Je vous en parlerai en détail dans quelques semaines puisque, mine de rien, cinquante ans sont passés.

En écrivant cette chronique, je me rends

compte que ces quartiers dont je parle sont fondamenta­lement miens, que je les connais comme ma poche et que j'y ai vécu l'essentiel de mon temps. Il y a comme un axe magique qui va de Bab Bhar au port de Tunis et englobe tous les quartiers qui vont de l'avenue de Carthage au Passage puis vers la Fayette et le Belvédère. Nous sommes ici au coeur du coeur de Tunis et toute la mémoire de la ville repose dans cette vaste cuvette dont l'essentiel a été gagné sur le lac.

De la ville plurielle à l'espace uniforme

J'aime par-dessus tout ces rues qui ont tant vécu et restent toutefois bien plus jeunes que la médina et ses venelles secrètes. Car La Nationale n'est pas une île mais bel et bien une sorte de vaisseau aux couleurs contrastée­s qui regarde du côté de la chocolater­ie Modigliani, de la charcuteri­e Borg ou de la pâtisserie Royale. Que d'enseignes apprises par coeur pour conjurer l'oubli et se saisir de bribes de souvenirs qui sont bien à nous même si les noms résonnent différemme­nt. Il faut justement s'imprégner de ces noms du passé pour savoir retrouver l'esprit évanoui de la diversité de Tunis.

Au fond, une ville est bien ce lieu cardinal où se croisent toutes les différence­s, cet espace de confluence­s où se retrouvent mosquées, églises et synagogues, cet urbain où les communauté­s chôment chacune à son tour le vendredi, le samedi ou le dimanche. Tunis n'est plus cette ville plurielle mais plutôt un espace uniformisé, devenu infirme en termes d'hospitalit­é, recroquevi­llé sur une appartenan­ce assignée et en pleine déroute urbaine. Il suffit de se promener dans les rues et les ruines de la ville pour ressentir ce que je dis et s'en imprégner.

Car, parfois, en marchant dans Tunis que j'arpente chaque jour, j'ai l'impression d'être dans un champ de ruines, à la veille d'une décadence qui s'accélère et presque au bout d'une mort lente qui continue à emporter ce qui a survécu aux dernières déferlante­s. Est-ce que je me trompe ? La vérité ne saurait être univoque et tous les points de vue méritent d'être entendus. Comme tous les immeubles méritent d'être admirés et racontés...

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