Comment la Russie défie la France en Afrique
Le 23 octobre 2019, au bord de la mer Noire, dans la ville russe de Sotchi, Vladimir Poutine se retrouvait face à un parterre de dirigeants africains. Cette grand-messe était le premier sommet Russie-afrique. L'occasion pour le président russe de vanter les relations historiques que son pays entretient avec plusieurs États africains.
«Nous voulons doubler d'ici 4 à 5 ans les échanges commerciaux entre la Russie et l'afrique [évalués à 20 milliards de dollars par an en 2018, ndlr]», avait-il déclaré, promettant dans la foulée des effacements de dettes et des aides militaires. De quoi attirer l'attention des quarante-trois chefs d'état et de gouvernement africains présents.
Depuis cette rencontre, copiée sur le modèle des sommets Afrique-france, Chine-afrique, Japon-afrique, États-unis-afrique, ou encore Turquie-afrique, les experts en géopolitique ont commenté à de nombreuses reprises ce qu'ils nomment désormais «le grand retour de la Russie en Afrique». Car, dans les années 19601970, en pleine période de guerre froide, l'union soviétique était l'une des plus grandes puissances d'influence en Afrique. Une partie de l'élite du continent, qui évolue aujourd'hui dans les sphères du pouvoir, a d'ailleurs été formée en EX-URSS. Le Mali, qui adopta un régime socialiste au lendemain de son indépendance, symbolise bien cette emprise d'antan.
À la suite de l'éclatement de L'URSS, l'influence russe s'est considérablement réduite. Mais, depuis une dizaine d'années, Vladimir Poutine a de nouveau le regard tourné vers le continent. L'objectif est double: reconquérir ses anciennes zones d'influence et aller bousculer d'autres puissances mondiales –notamment la France– dans leur pré carré africain.
Le cas centrafricain
Pour évoquer le grand retour de la Russie sur le continent, les experts prennent surtout l'exemple de la Centrafrique. Il y a encore six ans, qui aurait imaginé des forces spéciales russes débarquer à Bangui pour assurer la garde rapprochée du président centrafricain ?
Ce pays d'afrique centrale, qui fut longtemps chasse gardée de la France, s'est retrouvée sous la coupole du Kremlin en un temps record. En 2013, sous la présidence de François Hollande, l'hexagone était pourtant intervenu dans le pays, au moment où les combats faisaient rage entre les groupes rebelles Seleka et les antibalaka après le renversement de l'ex-président François Bozizé.
Comment expliquer cette inclusion russe dans un pays si longtemps acquis à la France? Pour Antoine Glaser, journaliste et spécialiste de l'afrique, l'explication est simple. «En Afrique, la Russie fait de l'opportunisme. Elle sait profiter des situations. En cela, la Centrafrique est un cas d'école. Quand la France décide de mettre fin à l'opération Sangaris, les Russes qui étaient déjà présents au Soudan voisin en profitent pour négocier avec les Centrafricains.»
Au même moment, le pays africain est soumis à un embargo de L'ONU sur les armes qui réduit la capacité du gouvernement à équiper ses soldats. C'est dans ce contexte que les négociations avec les Russes aboutissent au déploiement, dès 2016, de paramilitaires pour épauler les forces centrafricaines dans la guerre contre les groupes armés. Cette présence de mercenaires russes en Centrafrique restera pendant plusieurs mois dissimulée. Ni le gouvernement centrafricain, ni la Russie ne communiquera sur le sujet. Il faudra attendre 2018 pour voir les deux pays signer officiellement un accord de coopération militaire. Quelques centaines de soldats russes seraient alors déployés en Centrafrique –le gouvernement de Poutine a toujours clamé qu'il ne s'agissait que de simples instructeurs et non de troupes combattantes.
Quant aux paramilitaires russes, le Kremlin jure n'avoir aucun lien avec eux. Selon plusieurs spécialistes, il n'y a aucun doute: le groupe mercenaire Wagner, c'est la Russie. Et le financier de l'organisation, un certain Evgueni Prigojine, se trouve être un proche de Vladimir Poutine.
La société militaire privée a déjà fait parler d'elle en Syrie, en Ukraine et en Libye. C'est en enquêtant sur la présence du groupe en Centrafrique que trois journalistes russes avaient été assassinés en 2018 dans des conditions qui restent encore mystérieuses.
En Centrafrique, les experts de L'ONU désignent Valery Zakharov comme étant le commandant en chef de ces paramilitaires. L'homme est aussi le conseiller à la sécurité du président centrafricain Faustin-archange Touadéra. Dans une autre vie, Valery Zakharov a été membre du service intérieur de sécurité russe, le FSB, que Vladimir Poutine a dirigé sous le mandat de Boris Eltsine.
La haine anti-française nourrie par la Russie?
Cette arrivée des Russes dans la garde rapprochée du président centrafricain a signé de facto la fin de la relation exclusive que la France entretenait avec la Centrafrique depuis son indépendance en 1958, suscitant des tensions diplomatiques inédites entre Paris et Bangui.
Féru de Twitter –avant qu'il ne suspende son compte il y a quelques mois–, Valery Zakharov n'hésitait pas à s'attaquer publiquement à la France et à ainsi nourrir ce qui est nommé aujourd'hui «la haine anti-française en Afrique».
«L'arrivée des Russes s'est en effet accompagnée d'une campagne anti-française orchestrée de manière assez violente. On ne dénonçait pas seulement la politique de Paris mais on en appelait à s'en prendre aux Français sur place», constate Roland Marchal, professeur à Sciences Po Paris.
Déboussolée par la montée en puissance de la Russie en Centrafrique, la France a tenté de montrer les muscles: Paris a annoncé suspendre, en juin, sa coopération militaire avec le pays africain et geler l'aide budgétaire au gouvernement du président Touadér, qu'emmanuel Macron a qualifié d'«otage des mercenaires» qui cautionnerait la campagne anti-française orchestrée par les Russes.
Une bataille d'influence sur les réseaux sociaux
Au-delà de la Centrafrique, c'est dans toute l'afrique francophone que la Russie, via ses différents réseaux, compte défier la France, se présentant comme celui qui aide et ne juge pas, versus la puissance coloniale et impérialiste.
En décembre 2020, Facebook avait exposé au grand jour la guerre d'influence et de désinformation qui se jouait en ligne entre Paris et Moscou. Le réseau social révélait avoir suspendu des centaines de faux comptes pilotés depuis la Russie et la France. Les comptes prorusses dénigraient l'action de la France en Afrique, tandis que les pro-français louaient la réussite de l'opération Barkhane dans le Sahel.
«C'est la première fois que notre équipe a constaté que deux campagnes –de France et de Russie– interagissaient activement l'une envers l'autre, notamment en se liant d'amitié, en commentant, et en accusant la partie adverse d'être fausse», expliquait l'équipe de Facebook.