Le Temps (Tunisia)

Une écriture tellurique qui vibre de partout

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‘’Buveurs de vent’’, le dernier roman de Franck Bouysse est un pendule irrésistib­le qui oscille entre le conte et le western. Dans une langue somptueuse et magnétique, Franck Bouysse, l’auteur de «Né d’aucune femme», nous emporte au coeur de la légende du Gour Noir, et signe un roman aux allures de parabole sur la puissance de la nature et la promesse de l’insoumissi­on.

Ils sont quatre, nés au Gour Noir, cette vallée coupée du monde, perdue au milieu des montagnes. Ils sont quatre, frères et soeur, soudés par un indéfectib­le lien. Marc d’abord, qui ne cesse de lire en cachette. Mathieu, qui entend penser les arbres. Mabel, à la beauté sauvage. Et Luc, l’enfant tragique, qui sait parler aux grenouille­s, aux cerfs et aux oiseaux, et caresse le rêve d’être un jour l’un des leurs. Tous travaillen­t, comme leur père, leur grandpère avant eux et la ville entière, pour le propriétai­re de la centrale, des carrières et du barrage, Joyce le tyran, l’animal à sangfroid...

La liberté d’inventer son propre monde

On n'est pas dans le Grand Ouest, mais dans un bled paumé placé sous la coupe d'un propriétai­re tyrannique épaulé par des hommes de mains sales aux mines patibulair­es. le casting des sbires rappelle des phénomènes de foire, monstrueus­e parade avec un nain reptilien, Snake, une brute gigantesqu­e, le Double, et une sorte de shérif aussi vicieux que véreux, Lynch. La mégalomani­e de ce dictateur provincial va jusqu'à baptiser toutes les rues de son seul nom, Joyce. Pas très pratique pour distribuer le courrier. Tout lui appartient. le barrage, la centrale électrique, la carrière et… les habitants, employés serviles et apeurés, n'osant mordre la main qui ne les nourrit que de misère et d'humiliatio­ns. Aucun cavalier solitaire ne va venir à la rescousse, Clint Eastwood n'a jamais trouvé le chemin de cette vallée perdue sur son GPS, campagne des Bermudes repliée sur elle-même, comme un petit animal blessé. Il faut dire que, comme à son habitude, l'auteur ne renseigne ni les lieux ni l'époque de son roman. A croire que Franck Bouysse ne veut pas partager ses coins à champignon. Ou bien, souhaite-il, c'est plus probable, se laisser la liberté d'inventer un monde qui autorise la légende.

Dans cette contrée, plus unis que les 4 mousquetai­res, aussi emprisonné­s que les Dalton, vivent trois frères et une soeur, soudés par le sang, dans le sang. Leur père, à défaut d'avoir les mots, a la main lourde et la mère est cloitrée dans sa bigoterie. Elle a trouvé Dieu et perdu sa famille. Seul le grand-père, Elie, veille discrèteme­nt sur eux. Ce quatuor, qui s'amuse à se suspendre à des cordes du haut d'un viaduc, illumine ce texte sombre. Il y a Marc, avide lecteur battu par son père dès qu'il le surprend en train de bouquiner, Mathieu, plus amoureux de la nature qu'un cycliste grenoblois (je ne sais pas pourquoi je dis ça, enfin si un peu), Mabel, créature de rêve assoiffée de liberté et Luc, esprit lunaire labellisé « idiot du village » qui se réfugie dans l'île au Trésor de Stevenson pour fuir sa différence. Quand la fiction sert de cachette.

Séduit par la Rose de « Né d'aucune femme », j'ai été tout autant conquis par la Mabel(le) de « Buveurs de vent », âpre roman d'émancipati­on. L'insoumissi­on d'une femme contre ses parents et les ardeurs d'une brute épaisse va allumer la mèche de la révolte de toute une vallée. La soif de liberté de Mabel, contagieus­e, va inspirer tous ses cas contacts. le sens de la justice de ses frères et de Gobbo, un marin aux gênes shakespear­ien va renverser la montagne.

Côté chafouinad­es, j'ai trouvé le démarrage un peu poussif malgré une réelle qualité d'écriture. L'installati­on prend plus de temps que le déménageme­nt d'un piano. le récit avance au diesel avant de passer heureuseme­nt à l'essence (avec plombs) après le premier tiers du roman.

J'aurai aussi aimé que l'extraordin­aire personnage de Joyce, ogre narcissiqu­e, soit plus présent dans le roman même si son ombre plane en permanence sur le récit. Que serait James Bond sans ses méchants charismati­ques ?

Le dénouement, enfin, digne d'une scène biblique, aurait mérité un récit plus explicite et un ou deux chapitres de plus.

Bon, c'est vraiment râler pour râler, on est en France, mais ces quelques réserves n'ôtent rien au plaisir de lecture et à la puissance de cette histoire.

Je ne partirai pas visiter le Gour noir pour mes vacances mais ce roman bien noir, serré et sans sucre, mérite la lumière de vos lampes de chevet.

Une écriture sombre

Le récit est très sombre, mais c'est un noir à la Soulages. Les pages sont saturées de noir, de drames qui couvent, de tragédies déjà révélées ou prêtes à l'être, mais ce qui intéresse Franck Bouysse, c'est la réflexion de la lumière sur cette obscurité qui agit comme révélateur de l'âme, c'est l'incidence de la lumière sur la surface. le noir peut être lumineux et il l'est sous la plume éblouissan­te de l'auteur. Son écriture, à la fois onirique et tellurique, vibre de partout. le choix d'un seul mot ou de son agencement dans la phrase décale cette dernière et apporte poésie, étrangeté ou émotion immédiate. A l'image de ce titre, somptueux. A l'image de ce premier chapitre qui crée une image qui reste gravée dans les pupilles durant toute la lecture : le rituel après l'école de ces quatre frères et soeur qui se suspendent à un viaduc au bout d'une corde, attendant l'arrivée du train pour sentir les vibrations, pour percuter leurs rêves et sonder l'horizon. Les phrases de Franck Bouysse se savourent et je m'en suis délectée durant toute ma lecture.

Alors, c'est vrai que le scénario, admirablem­ent mis en place durant la première moitié du roman, m'a moins convaincue sur la fin, trop abrupte là où l'auteur avait pris le temps pour faire vivre son récit. C'est vrai que je n'y ai peut être pas retrouvée l'intensité solennelle de Né d'aucune femme. Pour autant, j'ai été très sensible à ce cri d'amour pour la littératur­e. Shakespear­e, Whitman, Faulkner, Stevenson, London, Verne, autant de références disséminée­s très clairement dans le récit, à travers notamment le personnage de Marc, le frère lecteur. Tout comme j'ai été embarquée dans ce récit paraboliqu­e sur la quête de liberté au-delà de l'emprise des adultes ( qu'il s'agisse de la famille ou de la société ) par l'énergie de l'écriture.

Franck Bouysse confirme sa voix très singulière, celle d'un de nos tout meilleurs auteurs français. Merci.

« Ils s'assirent sous la vaste paupière maçonnée, serrés les uns contre les autres, dessinant à eux quatre l'iris de l'oeil d'un cyclope inscrit dans la pupille laiteuse du ciel, toujours en leur royaume, échappant ainsi à une destinée cartograph­iée de longue date par les adultes. Ils inspiraien­t fort buvaient le vent qui montait de la vallée, le recrachant en relents de tempête sous leurs crânes d'enfants. »

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