Entre rupture, malaise et désenchantement
Malgré une longue tradition d'excellence, le système éducatif est aujourd'hui en proie à la crise et nécessite des réformes en profondeur. En amont de la vie culturelle, cette crise de l'école a un effet collatéral remarquable : elle assèche culturellement les nouvelles générations et fait le lit de toutes les désaffections.
Au fond, c'est à l'école que naît le désintéressement pour la culture. Bien sûr, ce constat n'est pas universel car tous les établissements scolaires ne sont pas logés à la même enseigne. Les uns ont une politique structurée d'animation culturelle et proposent des clubs d'éveil artistique ou des excursions pédagogiques. D'autres bénéficient du dynamisme et du militantisme de leur cadre enseignant. D'autres encore, dans le privé, sont déjà passés à une intégration stratégique de la culture dans les apprentissages.
Malheureusement, la règle reste, dans le secteur public, une désaffection bien réelle pour la culture, parent pauvre d'un système éducatif placé en mode de survie, dans un contexte où on se contente du minimum vital dans des classes bondées, peu attentives et particulièrement indisciplinées. Le résultat de cette déroute est palpable et transparaît clairement dans plusieurs catégories de statistiques.
Lors d'une enquête récente, l'organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) affirmait que plus de 60% des élèves tunisiens n'avaient pas acquis les compétences de base durant leur scolarité. Heureusement, dans le même rapport, ce chiffre était tempéré par un taux de 100% relatif à l'inscription à l'école primaire et secondaire. Assurément, comme la langue d'esope, notre école est capable du pire et du meilleur. Toutefois, il est clair qu'elle n'irrigue plus comme auparavant le milieu culturel. Désormais, les lycéens et les étudiants ne sont plus à l'avant-garde de la vie culturelle et leurs établissements ne sont plus véritablement pourvoyeurs de publics pour les arts et lettres. Bien entendu, cette observation ne vaut pour toutes les situations mais elle tend à devenir la règle.
Que reste-t-il de l'école républicaine de la génération Bourguiba?
Des disparités flagrantes et parfois grandissante continuent à peser sur un monde de l'éducation capable du meilleur et du pire, tourné vers l'excellence mais entravé par des pieds d'argile. Comment en effet peut-on d'un côté ne pas maîtriser les compétences de base et sur un autre plan, produire des générations qui fréquentent les meilleurs établissements universitaires?
C'est tout le paradoxe du système éducatif en Tunisie dont de nombreuses voix continuent à dénoncer le grave recul qualitatif. Pour beaucoup d'observateurs, il reste peu de choses de l'école telle qu'elle fut pensée et concrétisée par la génération Bourguiba. Mobilisant pour l'éducation nationale un quart du budget de l'etat, cette école républicaine conçue comme un ascenseur social et un vecteur de modernisation, est entrée dans une crise profonde depuis plusieurs années. De fait, l'enseignement en Tunisie semble se débattre dans une impasse morale sans précédent depuis la fondation en 1956 du ministère de l'éducation nationale.
Conçue selon un modèle défini par Mahmoud Messadi dans les années cinquante, l'école tunisienne s'est dès ses débuts, posée en rupture avec les modèles diffusés par l'enseignement religieux qui lui est antérieur. Le nouveau pouvoir républicain avait en effet réformé l'enseignement religieux alors dominant, et consacré une rupture historique avec la mosquée Zitouna dont le pôle universitaire avait été remplacé par une simple faculté de théologie au sein de la nouvelle université tunisienne. L'unification de l'enseignement s'était alors faite selon le modèle "sadikien", c'est à dire d'une manière ouverte et interculturelle qui faisait une large place à la langue française et aux contenus humanistes et libéraux.
La fondation de l'école constituait un temps fort dans la modernité tunisienne. Elle marquait la victoire du camp progressiste sur celui, plus ancré mais sclérosé, des conservateurs. Symbole par excellence du nouveau pouvoir bourguibien, l'école nouvelle était alors venue renforcer les réformes entreprises par l'équipe au pouvoir pour sortir la Tunisie du système féodal qui la dominait. Avec pour modèle l'école de Jules Ferry, le projet d'une éducation nationale tunisienne tentait de rendre irréversible le processus de modernisation en formant les nouvelles générations à l'aune des Lumières. Plus en profondeur, cette école remettait en question la nature oligarchique de la société tunisienne en diffusant un enseignement de masse qui atteindra les points les plus reculés du pays. Ce système éducatif a longtemps constitué l'une des fiertés de la Tunisie et sera mis en oeuvre par des instituteurs pleinement engagés qui, armés de leur vocation, répandront le savoir à l'échelle d'un pays en moins d'une génération.
Entre reculs durables et crise qualitative
Prise dans ses contradictions contemporaines, l'école d'aujourd'hui n'est plus que l'ombre de ce qu'elle fut. L'institution éducative souffre de mille maux, au point où certains experts parlent désormais de "faillite qualitative". L'école semble partout en recul voire assiégée par les mobilisations syndicales et les réseaux scolaires alternatifs. Des enseignants démobilisés, des établissements détériorés, des programmes caducs et des budgets insuffisants sont le lot d'une école désormais aux abois. Dix ans après la révolution tunisienne, tâtonnements et bricolages sont en train d'approfondir la déstabilisation d'une école devenue un mastodonte qui ne sait plus à quel saint se vouer. De plus, champ d'un combat idéologique feutré, l'école tunisienne subit les maux qui se sont abattus sur le service public dans son ensemble.
Il est en effet bien loin le temps où le budget de l'education nationale représentait plus du quart de toutes les dépenses publiques. C'est une crise multiforme qui s'est installée et bouscule dans ses derniers retranchements un système scolaire qui a pourtant permis aux fillettes de s'émanciper par le savoir et a actionné un formidable ascenseur social. Et pourtant, selon une enquête publiée par l'institut national de la statistique, 69% des Tunisiens font toujours confiance aux établissements éducatifs publics. Quant à ceux qui se disent insatisfaits des prestations fournies par l'école, ils pointent du doigt des carences évidentes. Ils estiment que de nombreux instituteurs et professeurs ne sont pas suffisamment qualifiés et déplorent les absences répétées des enseignants. De même, l'absence de cantines, d'eau potable et de salles de permanence constituent d'autres handicaps à surmonter, surtout pour les écoles des régions enclavées. Ce mal de l'école a atteint des sommets en 2018 avec des mouvements sociaux qui avaient été très suivis, suscitant une grève historique et la rétention des notes scolaires par les enseignants du secondaire. Alors que pesait le risque d'une année blanche, les choses avaient miraculeusement retrouvé leur cours normal. Toutefois, les dégâts sont nombreux et l'image de marque de l'institution passablement écornée. C'est que les écoles tunisiennes ont reçu des assauts répétés qui ont défrayé la chronique: une enseignante a été victime d'un braquage en pleine classe dans un établissement situé dans une cité populaire, plusieurs pensionnats de lycéens ont subi des incendies criminels, des vols avec effraction ont eu lieu de nuit dans des établissements mal surveillés. Face à l'impuissance des responsables, laboratoires ravagés, classes détruites et matériel détérioré sont devenus la norme. En outre, l'absentéisme établit des records parmi les élèves et aussi les enseignants qui sont nombreux à baisser les bras. Ces maux insidieux de l'école ont même pris la forme de suicides des adolescents qui ont frappé dans plusieurs régions une opinion publique atterrée.
Un diagnostic accablant et la perte des fondamentaux
Devant ce recul de l'école, les réactions ne se sont pas faites attendre. Les idées ne manquant pas, il fallait identifier et actionner les synergies nécessaires. Cette fin d'année scolaire prend ainsi une valeur de test après les soubresauts de l'année écoulée durant laquelle tout le monde s'est retrouvé enfermé dans la question syndicale.
Le diagnostic a été accablant et, pour remonter la pente, il va falloir mettre les bouchées doubles. En effet, l'école est bel et bien dans le pétrin et les dysfonctionnements installés à tous les étages. Pour retrouver l'efficacité perdue et les fondamentaux historiques, des chantiers - petits et grands - sont désormais en cours. Tous les constats sont convergents: une action urgente doit se développer dans de nombreuses directions. Plusieurs responsables ont par exemple dénoncé la médiocrité des élèves en matière de langues et pour y remédier ont appelé à la mise en place de stratégies de remise à niveau de l'enseignement des langues dans le système éducatif tunisien.
Traquant les lacunes, ces responsables ont également pointé les résultats des concours nationaux, les considérant décevants. L'examen du baccalauréat 2018 a par exemple connu pour la session principale un taux de réussite de 30% pour les 132.250 candidats qui se présentaient. Le besoin en cadres enseignants se fait ressentir plus que jamais. Selon le ministère, il faudrait des milliers de nouveaux enseignants pour combler tous les besoins mais les coûts seraient prohibitifs et impossibles à dégager dans la conjoncture actuelle.
De nouvelles mesures à court terme voient peu à peu le jour. Il s'agit de petits pas dans la bonne direction. Le nombre d'heures d'enseignement a aussi été revu à la baisse pour laisser plus de temps aux activités d'éveil et d'épanouissement sportif ou intellectuel. La vie des clubs scolaires a aussi connu un nouvel élan alors que les filières lettres ont de nouveau été généralisées. Mais peu de résultats ont été enregistrés pour le moment.
L'homme malade de la transition tunisienne
Pour minuscules qu'elles soient, ces mesures ont l'heur de secouer le palmier et vivifier les attitudes figées et le poids des conventions. De plus en plus actifs, les parents d'élèves participent à cette nouvelle dynamique à travers leurs associations et tentent eux aussi de rendre ses lettres de noblesse à la vie scolaire.
Que faire d'autre dans l'immédiat face à une école qui semble tourner à vide? Faudrait-il envisager un énième dialogue national et des commissions spécialisées ou plutôt revenir aux fondamentaux qui ont fait l'honneur et l'exemplarité de l'école tunisienne? En ce sens, il est important que les grandes familles politiques clarifient leurs positions et projets concernant l'école. Car, à ce titre, c'est un flou persistant qui règne avec en filigrane l'essor irrésistible d'un vaste réseau d'écoles coraniques et la montée en puissance de l'enseignement privé devenu une valeur-refuge devant les atermoiements du secteur public.
Pour l'heure, il devient difficile d'attendre de notre école qu'elle redevienne le pourvoyeur essentiel des publics culturels. Baignant dans le marasme depuis trop longtemps, notre école semble avoir renoncé à être formatrice du goût, vecteur de savoir et socle par excellence de la culture générale.
Les questions cruciales sont tout autant nombreuses que complexes et se posent avec insistance. Prise dans ses contradictions et dans les cahots de la transition démocratique, l'école tunisienne est aujourd'hui en mal de réformes en profondeur qui restent à définir et entreprendre. Sinon, malgré des atouts évidents, cette école (qui fut la fierté d'un pays qui affirmait ne pas avoir de pétrole mais miser sur la matière grise) sera condamnée à demeurer l'homme malade de la transition tunisienne.