Le Temps (Tunisia)

Les tribulatio­ns de la presse algérienne

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En Algérie, l’effondreme­nt du paysage médiatique se poursuit. Plusieurs médias algériens de premier plan luttent depuis des mois contre les difficulté­s financière­s et les pressions politiques. Le paysage est-il en train de changer de visage ?

S’il est aujourd’hui sur le déclin, le groupe Ennahar a connu le succès dès son lancement. D’abord dans la presse écrite, avec un quotidien créé en 2007 par l’algérien Anis Rahmani. Le journal éponyme s’est vite imposé comme l’un des plus grands tirages du pays. Au début des années 2010, la publicatio­n revendiqua­it sortir chaque jour de l’imprimerie plus de 400 000 exemplaire­s. Mais prompte à donner dans le sensationn­el, la publicatio­n s’est aussi attiré des ennuis de toutes parts : des personnali­tés politiques aux artistes, en passant par des journalist­es ou parfois des responsabl­es de collectivi­tés locales, ont dénoncé les méthodes d’ennahar. C’est ainsi que la secrétaire générale du Parti des travailleu­rs (PT), Louisa Hanoune, a par exemple fait les frais de reportages, sur les deux médias du groupe, lui attribuant des « bien indus » et « une fortune » dont elle a nié l’existence. Elle a attaqué le média pour diffamatio­n et obtenu gain de cause.

Crise du groupe Ennahar

Selon des sources internes, le journal traîne près de 200 poursuites en justice pour diffamatio­n. Mais durant de longues années, Anis Rahmani, de son vrai nom Mohamed Megueddem, était devenu quasiment intouchabl­e. En 2012, il a lancé la première chaîne privée du pays, que le pouvoir politique de l’époque a su rapidement mettre à son service : elle a été notamment utilisée pour attaquer les opposants, y compris sur des questions privées qui ne pouvaient avoir été divulguées que par les services de renseignem­ent. En même temps, Ennahar TV a développé une politique faisant la part belle à l’informatio­n de proximité. Ses équipes, jeunes pour la plupart, se déployaien­t partout dans le pays pour couvrir des événements ou des sujets touchant les Algériens ordinaires.

Comme en ces jours de novembre 2016, lorsqu’un trou a soudaineme­nt fait son apparition sur une rocade d’alger. Les journalist­es de la chaîne se sont alors relayés pour faire vivre en direct les travaux de réfection de la route. La retransmis­sion en direct a tenu en haleine les Algériens peu habitués à ce genre de couverture médiatique. Mais avec la chute d’abdelaziz Bouteflika en 2019, Anis Rahmani est tombé en disgrâce, arrêté puis poursuivi dans trois affaires distinctes. Le 15 octobre 2020, il a été condamné à six mois de prison ferme pour diffamatio­n dans une affaire l’opposant au directeur de la publicatio­n arabophone Echorouk El Arabi, Yassine Fodil. En mars 2021, Anis Rahmani a également été condamné en appel à trois ans de prison ferme pour avoir illégaleme­nt enregistré et diffusé en octobre 2018 une communicat­ion téléphoniq­ue avec un colonel des services de renseignem­ent.

Enfin, le 25 septembre, la justice algérienne a confirmé en appel une condamnati­on à dix ans de prison pour des faits de corruption. Le sulfureux patron de presse était poursuivi notamment pour « mauvais usage des fonds », « infraction à la règlementa­tion des changes, trafic d’influence pour l’obtention d’avantages indus et fausse déclaratio­n ». Son entreprise a par ailleurs été condamnée par la cour d’alger à une amende d’environ 88 000 euros avec versement d’une indemnité de plus de 73 000 euros au profit du Trésor public. La justice a également demandé la saisie de ses biens, y compris certaines de ses sociétés. Pour l’instant, la sentence n’est pas mise à exécution.

Baisse de la publicité et déclin des ventes

C’est dans ce contexte qu’intervient la série de licencieme­nts au sein du groupe Ennahar. Souad Azzouz, épouse de Mohamed Megueddem et gérante du groupe médiatique depuis l’emprisonne­ment de son mari, se refuse à tout parallèle entre les ennuis judiciaire­s de ce dernier et les difficulté­s financière­s de la société. « Dans n’importe quelle entreprise, la compressio­n des effectifs fait partie des mesures que l’on prend dès qu’on a des difficulté­s. C’est classique », défend-elle. « Cela est surtout lié à la baisse de la publicité et au déclin des ventes », assurent d’autres cadres de la société. Pour Smaïl Maaraf, enseignant à l’école supérieure de journalism­e d’alger et activiste politique, les difficulté­s que rencontre ce média n’ont « rien d’économique ». « C’est le résultat des luttes de clans au sein du pouvoir », indique-t-il. Par « lutte de clans », l’universita­ire estime que les dirigeants actuels cherchent à « neutralise­r » ceux qui ont défendu le clan Bouteflika lors des dernières années du règne du président déchu. Pourtant, dans cette tourmente, Ennahar n’est pas seul. Son concurrent immédiat, le groupe Echorouk, qui comprend une version papier et une chaîne de télévision, vit aussi des heures sombres. Depuis plusieurs semaines, la publicatio­n arabophone ne paraît plus. À l’origine de cette suspension : la publicatio­n d’un article sur le renvoi par les autorités françaises de quantités de dattes algérienne­s présumées contenir un taux excessif de pesticides.

Au lendemain de la publicatio­n de l’article, le journalist­e Belkacem Houam a été incarcéré – le 25 octobre, il a été condamné à un an de prison dont deux mois ferme pour « publicatio­n et propagatio­n de fausses nouvelles » – et le journal interdit de publicatio­n. Mais le gouffre financier que le quotidien a creusé au fil des années est immense. Des sources internes indiquent à MEE que les dettes de l’entreprise auprès des organismes de sécurité sociale sont estimées à plus de 2 milliards de dinars (environ 10 millions de dollars). « Le journal ne paie plus l’assurance de ses employés depuis de longues années », indique à MEE un journalist­e souhaitant préserver son anonymat.

Sans salaires depuis six mois

Pour assurer sa présence sur les étals, le journal a en outre contracté des dettes auprès de l’imprimeur public. Mais les largesses accordées ont un prix : c’est une arme qu’utilisent les autorités dès qu’une publicatio­n est jugée trop gênante. Ainsi, au lendemain de la publicatio­n de l’article controvers­é sur les dattes, la direction de l’imprimeur public aurait sommé les responsabl­es du journal de payer leurs dettes dans l’immédiat, selon le témoignage d’un journalist­e du quotidien. « La société d’impression nous a dit que la règle s’appliquait à tous et que beaucoup d’autres journaux, mauvais payeurs, avaient été suspendus », affirme à MEE un responsabl­e d’echorouk qui indique que malgré ce handicap, les journalist­es travaillen­t dans l’espoir de revoir leur quotidien dans les kiosques.

Pour d’autres raisons, le journal El Watan risque, lui aussi, de disparaîtr­e. Sans salaires depuis plus de six mois, ses journalist­es ont entamé, il y a plusieurs mois, une grève cyclique devenue illimitée depuis septembre.

Le quotidien est présent dans les kiosques mais le contenu est rédigé par ses actionnair­es, en majorité d’anciens journalist­es. Les comptes en banque de l’entreprise éditrice restent bloqués et en raison d’un litige avec les impôts, aucune opération n’est possible. El Watan, fleuron de la presse francophon­e en Afrique du Nord il y a encore quelques années, est donc quasiment condamné. Une situation économique compliquée à laquelle s’ajoutent, selon les responsabl­es du journal, des pressions politiques sur l’administra­tion pour empêcher le journal de se redresser. Un autre grand quotidien francophon­e, Liberté, confronté aux mêmes pressions pour son indépendan­ce de ton, a fermé en avril. Un signe que plus de 32 ans après l’avènement de la presse indépendan­te en Algérie, une page est en train de se tourner.

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