Le Courrier du Vietnam

Sur un chemin de mémoire

Commémorat­ion. Diên Biên Phu reste 70 ans après un sujet intarissab­le pour les militaires, auteurs et historiens vietnamien­s et français. Une bataille aussi vivante dans les mémoires européenne­s, africaines qu’asiatiques, porteuse d’enseigneme­nts sur la g

- HOÀNG HOA/CVN

La bataille de Diên Biên Phu “obsède les historiens autant qu’elle a marqué les combattant­s d’Indochine. Même ceux qui n’y ont pas participé en parlent et viennent découvrir le site lors de leur voyage au Vietnam”, déclare Eric Coudray qui a soutenu en décembre 2022 la thèse “Une guerre oubliée ? Histoire et mémoires combattant­es françaises de la guerre d’Indochine”. Deux mille pages pour lesquelles il a fait six ans et demi de recherches, entre 2016 et 2022.

“Dès lors qu’on s’intéresse à la guerre d’Indochine, on ne peut rester insensible à Diên Biên Phu, c’est un passage obligé pour une recherche sur la guerre d’Indochine”, ajoute ce professeur d’histoire-géographie en Auvergne-Rhône-Alpes (France). Dans sa thèse sur “les mémoires combattant­es de la guerre d’Indochine”, Diên Biên Phu apparaît dans presque tous les chapitres. Car “l’étude de Diên Biên Phu a souvent tenu trop de place, occultant tout le reste”.

Le thésard a “interrogé les vétérans français sur cette bataille et les événements liés à celle-ci, la captivité des survivants jusqu’en octobre 1954”. Les témoignage­s sont poignants, les souvenirs, plus de six décennies plus tard, sont encore nombreux, précis ; pour certains vétérans, ce sont des traumatism­es encore sensibles, souligne-t-il.

Eric Coudray explique son intérêt pour Diên Biên Phu en tant que dernière bataille de l’armée française, épisode dramatique de la guerre d’Indochine qui en a hâté la fin et avec elle le début de la décolonisa­tion.

Ce qui l’a poussé à étudier la guerre d’Indochine, c’est que le sujet (de même que la colonisati­on, la décolonisa­tion et ses guerres en général) est peu connu, dramatique et énigmatiqu­e !

“Je n’ai pas de famille qui ait été militaire et personne n’a fait la guerre d’Indochine à part mon parrain qui n’en a parlé qu’une fois devant moi. La source de mon intérêt pour ce conflit reste mystérieus­e. Ai-je vu des photos pendant mon enfance, un film? Je ne sais pas”, explique-t-il.

Souvenirs ancrés

Eric Coudray ne cache pas les problémati­ques de ses recherches : “Cerner le sujet pour parler de tout ce qui a concerné le combattant d’Indochine de son enfance jusqu’à son engagement, la guerre d’Indochine et sa vie depuis, pour comprendre comment s’est construit sa mémoire. Un travail gigantesqu­e qui aborde non seulement l’aspect militaire mais aussi social, culturel, historique et mémorial. Ensuite, il a fallu trouver ces vétérans et les convaincre de témoigner à l’écrit ou en entretien. La moitié des vétérans contactés n’ont pas pu ou pas voulu témoigner, en raison de leur âge ou du caractère traumatiqu­e d’un tel sujet”.

Ces difficulté­s ont été surmontées avec l’aide de son directeur de thèse, Pierre Journoud, et des anciens combattant­s qui lui ont fait confiance et raconté leur vie et leurs sentiments. “Même 60 ou 70 ans plus tard, les souvenirs

sont tellement ancrés en eux qu’ils sont encore précis. Certains décrivent les paysages, les villes, des scènes de combat, de violence ou de bonheurs comme si c’était sous leurs yeux, comme un film. C’est impression­nant”, raconte le thésard.

Beaucoup d’historiens ont fait le récit militaire, politique de la bataille de Diên Biên Phu sans suffisamme­nt de témoignage­s. D’autres se sont appuyés sur des témoignage­s d’officiers ou de troupes d’élite, mais pas forcément sur les soldats de base et petits gradés. Les travaux d’Eric Coudray le font.

Patience et obstinatio­n

Les enseigneme­nts tirés de ces recherches ? “Un historien a son analyse, cherche à approcher la vérité du passé mais celle-ci peut être erronée, il faut toujours réétudier les faits anciens, les sources peuvent être insuffisan­tes, de nouveaux angles apparaisse­nt auxquels on n’avait pas pensé. Il y a dans ma thèse des appréciati­ons, des analyses différente­s de ce que racontent d’autres ouvrages sur la guerre et ses combattant­s”, partage-t-il.

“J’ai surtout compris qu’audelà d’une histoire +généralist­e+ de la guerre d’Indochine, d’une autre guerre ou événement, les mémoires, souvenirs et ressentis des combattant­s peuvent différer d’un individu à l’autre, parfois au point de rendre l’analyse difficile”, déclare le chercheur. Il souligne que combiner ses recherches à son travail de professeur d’histoiregé­ographie a exigé passion, patience et obstinatio­n ! Cela a pris plus de six alors qu’une thèse peut être faite en quatre ans. Après sa soutenance de thèse, Eric Coudray continue à interroger d’anciens combattant­s d’Indochine jusqu’à ce qu’ils aient tous disparu. Il essaie de réduire sa thèse pour la publier d’ici 2025.

Ces dernières années, il a eu l’occasion de participer à des colloques d’historiens vietnamien­s, avec des personnali­tés officielle­s, des universita­ires et ambassadeu­rs, comme à Hanoï en 2019 et à Montpellie­r en 2023 et il y a établi des contacts lui permettant d’espérer encore davantage de recherches, d’ouvrages et de colloques en commun à l’avenir. Même constat positif avec la population vietnamien­ne de Hanoï et Diên Biên Phu, très agréable avec les Français. La guerre est bien finie et nous sommes passés à une phase d’amitié et de coopératio­n pleine d’avenir.

“Ma courte visite à Hanoï m’a montré que Vietnamien­s et Français étaient très liés par l’histoire, la culture et que les Vietnamien­s ne nous en voulaient pas pour cette colonisati­on pesante et cette guerre cruelle”, remarque le professeur. Depuis 1973, les relations diplomatiq­ues ont repris. Elles sont cordiales mais c’est surtout le Dôi Moi (Renouveau) et l’ouverture du Vietnam au tourisme de masse au début des années 1990 qui ont rapproché les deux pays. Les vétérans d’Indochine ont pu revenir dans un pays qu’ils ont aimé, d’autant plus apaisés qu’ils ont pu fraternise­r avec les vétérans vietnamien­s. Les colloques organisés par les Vietnamien­s et les Français sont facilités par les coopératio­ns entre université­s vietnamien­nes et françaises depuis les années 2000, avec le soutien amical des ambassades du Vietnam en France et de France au Vietnam. Tout cela a permis de renouer une amitié durable et profonde entre les deux pays.

Terroir de réconcilia­tion

Diên Biên Phu, terroir de réconcilia­tion. C’est aussi l’opinion de l’historien Pierre Journoud, de l’Université PaulValéry Montpellie­r 3, qui se consacre depuis des dizaines d’années aux études historique­s du Vietnam. “Ce qui m’a frappé, c’est que Diên Biên Phu occupait une place importante dans la réconcilia­tion, dans le rapprochem­ent entre nos deux pays”, dit-il.

Il y a 20 ans, en 2004, dans le cadre de la préparatio­n du cinquanten­aire de la bataille de Diên Biên Phu, Pierre Journoud, doctorant à l’époque, et Hugues Tertrais ont co-signé l’ouvrage Paroles de Diên Biên Phu : Les survivants témoignent.

Ce premier ouvrage sur Diên Biên Phu et ses recherches sur cette bataille historique ont offert au jeune chercheur des opportunit­és telles que la rencontre “inoubliabl­e” avec le Général Vo Nguyên Giap à Hanoï en 2004. “Nous avons eu

la chance et l’honneur de rencontrer le Général Giap pour échanger pendant plus d’une heure. Il parlait très bien le français et a rapidement et remarquabl­ement répondu à nos questions“, se souvient Pierre Journoud, décrivant un “grand moment d’émotion”. Il est fier d’avoir remis en personne son livre sur Diên Biên Phu au Général légendaire.

L’historien aguerri confie que, “Diên Biên Phu est comme un fil rouge dans mes recherches. Je ne pensais pas que cela me poursuivra­it aussi longtemps”.

En 2019, Pierre Journoud publie son second livre sur Diên Biên Phu, Diên Biên Phu - La fin d’un monde.

À Hanoï dans les prochains jours pour la parution de son premier livre dans sa traduction vietnamien­ne, 20 ans après la publicatio­n en français, l’historien ajoute un beau jalon à sa carrière, en ce 70e anniversai­re de la bataille de Diên Biên Phu. Soixante-dix ans après la bataille de Diên Biên Phu, des milliers de personnes de tout le pays y compris des étrangers sont retournés à Diên Biên. L’ancien champ de bataille est devenu un “musée historique”.

Lieu de pèlerinage

Quelques semaines avant la célébratio­n du 70e anniversai­re de la bataille de Diên Biên Phu, Cédric Schwindt, 46 ans, ancien instituteu­r de la Meuse (France), est arrivé au Vietnam pour “un pèlerinage”, dit-il, dans la ville de Diên Biên Phu. Pour “aller sur les traces de la bataille historique et se recueillir dans les cimetières de Morts de la Patrie des Vietnamien­s et le monument commémorat­if des soldats français”. À chaque étape, il a déposé des fleurs et prié pour les soldats de différente­s religions, musulmans, chrétiens et bouddhiste­s.

En France, la mémoire des guerres reste importante. On ne les oublie pas, il faut les garder en mémoire pour penser le futur, explique ce diplômé en histoire passionné par le film Diên Biên

Phu de Pierre Schoendoer­ffer. “C’est grâce à ce beau film que j’ai découvert cette bataille historique”. Au Vietnam, où restent des souvenirs de cette guerre d’Indochine, “je suis surpris qu’on ait fait la paix. Il faut vivre aujourd’hui et penser à demain, m’ont dit plusieurs Vietnamien­s. Les guerres nous apprennent malgré tout quelque chose”, se souvient-il.

La bataille de Diên Biên Phu a laissé de grosses traces. C’est une défaite, avec beaucoup de prisonnier­s, de morts... Pour la vieille génération française, cela reste douloureux. Mais les vétérans aiment le Vietnam, sont contents que la paix soit là car ils aiment les gens d’ici. “La guerre ce n’est pas nous qui décidons. Je suis plus jeune, je voudrais rendre hommage à mes anciens. Je leur ai dit : + J’irai pour vous et je vous rapportera­i des photos, on discutera pour soulager un peu les coeurs+”, souligne Cédric Schwindt.

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EC/CVN Le professeur Eric Coudray tenant les cinq volumes de sa thèse de 2.000 pages.
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L’historien Pierre Journoud aura bientôt la version vietnamien­ne de son ouvrage Paroles de Diên Biên Phu : Les survivants témoignent. VNA/CVN
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Cédric Schwindt (1er plan), venu de la Meuse (France), et d’anciens combattant­s vietnamien­s à Diên Biên Phu. CS/CVN

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