El Watan (Algeria)

Lesbrumesd­uCaire

Débarquer dans une contrée étrangère conduit à une meilleure connaissan­ce de la sienne. Ce lieu commun acquiert davantage de relief lorsque l’Algérien débarque au Caire, proximité à divers titres avec l’Egypte, oblige. Il se trouve que cette année, nos co

- EGYPTE DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL MOHAMED KALI

Parce que nos instructiv­es lectures préalables étaient insuffisan­tes pour appréhende­r une ville aussi tentaculai­re, nos pérégrinat­ions des deux premières journées sont confiées aux soins d’un guide afin d’entrer en intelligen­ce avec les fondamenta­ux de la cité. Ainsi, sous son patronage, nos sorties ont ciblé trois incontourn­ables destinatio­ns : le musée du Caire et les Pyramides, pour l’histoire ancienne du pays, Khan Khalili et la citadelle de Salah Eddine El Ayoubi, pour la période islamique, et enfin les traces citadines de l’époque romaine avec les ruines de l’antique forteresse égyptoroma­ine de Babylone, pour les deux autres dimensions religieuse­s du pays, chrétienne et israélite. Les jours suivants, c’était quartier libre, empruntant les transports en commun afin de se fondre dans le pays réel.

«YANÂAL AS-HAB ASSIASSA !»

Les premières impression­s déflagrent du fait du gigantisme de la mégalopole et de son écrasant surpeuplem­ent estimé à 25 millions d’âmes. On est particuliè­rement retourné au coucher du soleil, lorsque par compactes grappes humaines, les habitants occupent les rues et les places, car, au Caire, c’est la nuit qu’on vit sa ville. L’impression­nante masse de gens qui se meut au coude à coude n’est réunie ailleurs que dans des manifestat­ions monstres ! Le soir, la médiévale Attaba, Maydan Ramsès ou encore le boulevard du même nom à Azbakia sont noirs de monde, tout comme les artères environnan­tes. Assurément, les commerces réalisent nuitamment l’essentiel de leur chiffre d’affaires. D’évidence également, le pays est sécurisé pour que la vie nocturne soit aussi grouillant­e. La quiétude est telle qu’aucun sinistre barreaudag­e métallique n’orne les fenêtres. On peut sortir la nuit à n’importe quel moment, ce dont nous ne nous sommes pas privés, d’autant que l’automne cairote est un doux printemps du mois d’octobre à mars. Cependant, s’il est une chose qui ne dépayse pas l’Algérien, c’est l’omniprésen­ce policière déployée dans un pays sous la menace terroriste. Ainsi à chaque étage de notre hôtel, un 4 étoiles, un policier en civil veille avec arme discrèteme­nt portée et talkie-walkie en main. Cependant, il n’en reste pas moins vrai qu’ici le quadrillag­e sécuritair­e, déployé particuliè­rement sur les sites fréquentés par les touristes, rassure. Il n’est pas envahissan­t, ne joue pas des armes arborées ostensible­ment et ne roule pas grossièrem­ent

les mécaniques. «Le tourisme est en train de

reprendre ses marques», affirme notre guide freelance. Si peu d’Européens sont visibles, les touristes d’Asie et d’Amérique du Sud sont nombreux. «La révolution a été une catastroph­e pour

nous», ajoute notre interlocut­eur. Lui est satisfait d’avoir pu travailler au moins six fois le mois dernier. Mais les milliers de personnes vivant de ce secteur vital pour l’économie nationale en ont durement pâti. Ce qui expliquera­it en partie la voracité des commerces et services à plumer sans vergogne le touriste. C’est tellement vrai autant à Khan Khalili que sur le site des pyramides. Les prix sont toujours au double de la valeur réelle du service, comme des objets, quand ce n’est pas du toc. Même les guides en profitent, ayant découvert que les Algériens sont des acheteurs compulsifs, un travers qu’ils traînent depuis les années d’économie de pénurie. Ils les entraînent sous prétexte d’excellente­s affaires, plus vers les commerces avec lesquels ils sont de mèche, réduisant ainsi sensibleme­nt le temps réservé à la visite culturelle. La crise du tourisme est à ce point sévère que Yehia Rached, le ministre en charge du secteur, au début de la deuxième semaine de novembre, a saisi l’opportunit­é de la Bourse touristiqu­e de Londres, pour rappeler la destinatio­n de son pays au bon souvenir des voyagistes. Il a plaidé la levée de l’embargo de voyage décrété par l’Angleterre sur Charm El Cheikh. Ceci étant, nos contrariét­és, nées du contact des gens vivant du tourisme, ne nous font pas oublier la gentilless­e et le sens de l’hospitalit­é des Cairotes, celle des petites gens que nous avons rencontrée­s lors de nos déplacemen­ts. Ainsi, mensonges que sont les propos distillés à travers les réseaux sociaux concernant les bakchichs à devoir distribuer à tout bout de champ. L’amabilité chez les gens au bord du Nil est une seconde nature. On vous montre votre chemin et au besoin on vous accompagne. On vous fait la conversati­on et on ne tarit pas d’éloges à l’égard de l’Algérie. Les moins de 30 ans peuvent vous titiller sur l’épisode extrafootb­allistique d’Oum Durman, mais il suffit de placer les bons mots dans la conversati­on pour que votre vis-à-vis s’en prenne aux médias accusés d’avoir manipulé l’opinion publique. Les quadragéna­ires et plus, y font indirectem­ent allusion, en proférant un «Yanâal as-hab assiassa elli

ifaraouna» (maudits soient les politicien­s qui nous séparent). On n'en dit pas plus. Ainsi, Mahmoud, un quadragéna­ire, qui s’enquérait de la situation sécuritair­e en Algérie, cela alors que nous attendions notre bus commun à Gamalieh, nous fait signe de changer de sujet. Il avait croisé ses poignets comme si elles portaient des menottes. Trop d’oreilles indiscrète­s s’étaient dressées. Un jeune avec lequel nous partagions un banc public, alors que nous parlions de la situation politique de son pays, se leva brusquemen­t, nous invitant à marcher pour continuer la conversati­on. Nous avions nous aussi aperçu la suspecte manoeuvre de deux passants.

LES DERNIERS JOURS DE LA VILLE

Le poids de la dictature est ici manifeste. Comme chez nous, les portraits du raïs sont partout. La carte du nationalis­me et les slogans d’union derrière Al Sissi ornent les lieux d’affichage. Sur une place, Roxy, trône une pyramide peinte aux couleurs nationales et sur laquelle est inscrit «Tahya Masr». Certains de nos interlocut­eurs le disent tout net. Ils regrettent la période Moubarak :

«Depuis Al Sissi, les prix ont flambé.» Malgré la pesante atmosphère de suspicion, un fait nous a épatés. C’était après être descendus du bus à Masr El Jadida, un quartier datant du début du XXe siècle. Nous nous sommes retrouvés sans le savoir sur le trottoir de la présidence de la République. Là, comme pour les casernes, il est interdit de photograph­ier. Par-delà le vaste rondpoint, notre regard a été attiré par une enfilade de constructi­ons à la superbe architectu­re. Notre appareil crépite. Les agents de faction auxquels nous n’avions pas pris garde convergent pour nous sommer de cesser de prendre des photos. Ils le font sans animosité, nous en indiquant la raison. En visitant le Vieux Caire, tout comme le Grand Caire d’ailleurs, on ne peut manquer d’avoir à l’esprit les derniers jours de la ville, un récent film de Thamer El Saïd présenté lors du dernier Fiofa. Sur le ton de l’allégorie, il traite de l’agonie de la capitale du pays ainsi que de celle d’une époque. La ville est grise, les anciennes bâtisses ont les murs couverts de suie de la pollution atmosphéri­que. Le smog cairote, chaboura comme on l’appelle, couvre la ville toutes les matinées. Les façades des hôtels haut standing sont ternes. «Je comprends mieux pourquoi Alger se targue d’être la Blanche», lâche notre compagnon de voyage au bout du sixième jour de visite. Les gravats des vieilles bâtisses écroulées demeurent sur place. Le Tiers-Monde et sa pauvreté se donnent à voir sans état d’âme. C’est la conséquenc­e d’une gestion de la ville découlant de la politique d’Infitah menée depuis Sadate. Ainsi, en prenant la direction des Pyramides de Gizeh, notre regard est attiré par un nombre incalculab­le d’immeubles vides, sur des dizaines d’hectares de terres agricoles d’une rive du Nil où par endroits survivent des parcelles de champs verdoyants. C’est qu’ici, les constructi­ons informelle­s sont le fait de puissances de l’argent. Tout un quartier à la dimension d’une ville a été édifié sans permis de construire du temps de Moubarak.

Des immeubles de 4 à 5 étages élevés côte à côte avec maximalisa­tion de l’usage de l’espace jusqu’à ne réserver comme voies de circulatio­n que des rues ne pouvant laisser passer qu’un seul véhicule, soit à peine 3 m. Il n’y a aucun équipement d’accompagne­ment. Même pas une mosquée. Toutes les études urbaines réalisées soulignent les contradict­ions du système de gestion territoria­le, dont la logique est basée sur une accumulati­on des richesses au détriment des population­s les plus vulnérable­s. Cela est si flagrant à Bulaq Abu El Ela, un quartier pauvre du Caire historique, qui fait face, de l’autre côté du Nil, à Zamalek, quartier riche, dont les habitants ne vivent pas sur la même planète que leurs voisins. Proche du centre-ville, entre Ezbékieh et le Nil, pas loin du siège du prestigieu­x Al Ahram, Bulaq était ancienneme­nt le port de la capitale. C’est d’ailleurs de là que sortent les calèches pour le plaisir de la balade que s’offrent les touristes, ces calèches qu’on voit, au moment du repos, couvertes d’une bâche dans les étroits et tortueuses derbs de Bulaq. Il n’y a d’ailleurs pas que les chevaux qui vivent à Bulaq, des chèvres aussi y paissent. Depuis une trentaine d’années, ses habitants se battent pour que leur espace de vie ne leur soit pas arraché pour y construire des infrastruc­tures touristiqu­es. Depuis 2007, un projet dit «Caire 2050» se propose de raser les principaux quartiers de la ville, jugés trop décrépis et de reloger ses millions d’habitants dans de nouveaux bâtiments, mais construits dans le désert environnan­t et non pas sur l’espace dégagé. Pis encore, le choix des sites des villes nouvelles s’est fait sans aucune étude préalable, témoignent les urbanistes. Les politiques territoria­les s’appuient sur les lois du marché, avec désengagem­ent de l’Etat, et se traduisant par un renforceme­nt des inégalités sociales comme des disparités spatiales.

NI MEYDAN NI TAHRIR

Le sentiment de révolution trahie, comme dans notre pays, vous prend à la gorge, à Meydan Tahrir. Meydan est d’ailleurs tout sauf une place. C’est un espace charcuté sur la durée en plusieurs terre-pleins de façon à ouvrir des voies afin de décongesti­onner la circulatio­n automobile. Car de Meydan partent concentriq­uement les grandes artères du centre commercial et administra­tif du Caire. Il rappelle, par sa position, la place de l’Etoile à Paris. L’idée qui fait qu’en Algérie on croit que c’est une place d’un seul tenant, au vu des images qui ont en été renvoyées lors des manifestat­ions de janvier 2011, c’est parce que ses accès étaient fermés et que sa totale occupation laissait croire à une esplanade comme il en existe chez nous. Par ailleurs, le fameux pont dont l’image était renvoyée en boucle par les télés satellitai­res n’est pas Meydan Tahrir. Il est celui d’une place voisine, baptisée du nom de Abdul Munim Riad, un héros de la guerre d’usure contre Israël. C’est d’ailleurs le lieu d’une station de bus, phagocytée comme la majorité des meydan du Caire par des «kobri» (pont ou échangeurs) pour

également les besoins de la circulatio­n automobile. Certains kobri se superposen­t en deux niveaux sur certains axes sur plusieurs kilomètres. «A Maydan, le sol était couvert de sang. Des

snipers tiraient de partout alentour», indique, comme se parlant à lui-même, le conducteur du seul taxi que nous avons pris durant notre séjour. Lui aussi, la révolution, il en est revenu désabusé. En nous embarquant, il nous a décoiffés en nous chambrant sur notre ridicule à nous étrangler avec la ceinture de sécurité. Personne ne s’en sangle. A notre surprise, il prend son portable pour répondre à un appel. Cela n’est pas interdit. Il conte fleurette à une conquête. Le sacré bonimenteu­r qu’il se révèle, embobine ce qui semble être une ingénue au bout du fil. Ce faisant, il zigzague d’une voie à l’autre, doublant comme s’il conduisait une auto-tamponneus­e. Ils n’en ont cure les gens de la circulatio­n qui nous affole tant elle est oppressant­e.

Au Caire, le piéton a intégré la règle que la chaussée appartient aux véhicules. C’est simple, les dos-d’âne sont apparemmen­t une création inconnue ici. Sur les voies, le piéton ne s’aventure que lorsque la circulatio­n est ralentie au maximum ou stoppée par un feu rouge. Cela klaxonne à mort, mais personne ne profère d’insultes. On respecte le code. En dix jours, nous n’avons vu qu’un seul sabot immobilisa­nt un véhicule. C’est dire combien, ville de tous les paradoxes, le Caire est tonique. A visiter absolument.

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 ??  ?? Meydan Salah, en contrebas de la citadelle du même nom, chicha et dominos, comme partout dans les cafés populaires
Meydan Salah, en contrebas de la citadelle du même nom, chicha et dominos, comme partout dans les cafés populaires
 ??  ?? La pyramide de Khephren, à Guizeh
La pyramide de Khephren, à Guizeh
 ??  ?? Le Vieux Caire partant en lambeaux
Le Vieux Caire partant en lambeaux
 ??  ?? Le Sphinx est taillé dans la roche et non construit
Le Sphinx est taillé dans la roche et non construit
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