La culture de l’oubli
Le pays vient de perdre, en l’espace de 48 heures, deux figures emblématiques de la chanson algérienne. Rachid Taha et Djamel Allam ont porté haut le flambeau algérien, se produisant sur les cinq continents, faisant connaître l’Algérie à travers le monde entier et donnant une dimension internationale à la culture algérienne.
Tous deux sont morts en France, mais ils ont été enterrés en terre algérienne, chacun dans sa région d’origine. Le ministre de la Culture, Azeddine Mihoubi, a rendu hommage aux deux artistes et a présenté en personne ses condoléances à leurs familles. Dans cette Algérie marquée par l’intolérance, le rejet de l’autre, le geste de ce membre du gouvernement, lui-même homme de culture, est un précédent respectable. Il faut espérer que ce n’est qu’un début qui ouvre la voie à d’autres hommages plus significatifs et à des reconnaissances qui honoreront la culture algérienne, comme cela se fait dans certains pays arabes, notamment chez nos voisins.
Car, il faut le dire, la culture a toujours été dédaignée, sinon méprisée par le régime actuel, plus préoccupé par l’affairisme que par ce qui a fait notre identité nationale et notre histoire qui ont été le socle de la renaissance du peuple algérien.
Nos chanteurs n’ont jamais été estimés à leur juste valeur ni considérés comme des vecteurs de la culture et de la personnalité algériennes. On se rappelle, par exemple, de ce festival de la chanson arabe auquel avait participé la grande chanteuse libanaise Majda Roumi. Elle avait été accueillie à l’aéroport avec les honneurs, bouquet de fleurs et autres congratulations. Venant de Paris pour la même manifestation, Cheikha Remitti n’avait même pas trouvé un sous-fifre pour l’accueillir et l’orienter. Touchée dans son amour-propre, elle avait repris le même avion pour la capitale française. Ce mépris l’a accompagnée même dans la mort, car elle a été enterrée dans l’anonymat le plus total. Est-ce parce que les bienpensants du système estiment que son genre musical appartient aux bas-fonds ? Le jazz aussi est né dans les bas-fonds des villes du sud des Etats-Unis, chanté et mis en musique par les esclaves afro-américains ; aujourd’hui, il appartient au patrimoine universel grâce aux femmes et aux hommes qui savent ce que culture veut dire. Même nos hommes de lettres sont victimes de la médiocrité érigée en mode de gouvernance par le pouvoir. L’exemple qu’illustre cette inculture est celui d'Assia Djebar, c’est la seule femme arabo-africaine qui a été membre de l’Académie française. A sa mort, elle a été enterrée presque dans la clandestinité à Cherchell. Abdelaziz Bouteflika n’a même pas adressé un message de condoléances à sa famille.
Aujourd’hui, aucune rue en Algérie ne porte le nom de Kateb Yacine, de Mohammed Dib, de Mouloud Mammeri, de Abdelhamid Benhedouga et d’autres écrivains aussi illustres les uns que les autres. Il existe bien des salles de théâtre qui portent le nom de l’un de ces géants, mais uniquement en Kabylie, parce que la décision a été prise localement et le pouvoir n’ose pas affronter les rebelles kabyles. Malgré cette résistance, l'interdit culturel frappe durement la wilaya de Béjaïa. En France, au moins trois villes ou places portent le nom de Matoub Lounès. A part la Kabylie, on ne trouve pas sa trace ailleurs. Mihoubi peut rendre justice à ces héros de la culture pour que les Algériens ne les oublient pas. Il rentrera alors dans l’histoire.