El Watan (Algeria)

«NOTRE PRÉSIDENT NE S’APPARTIENT PLUS»

- GUERROUDJ ABDELKADER. Moudjahid, ancien condamné à mort

Il aura traversé le siècle dernier, les luttes en bandoulièr­e. Un siècle vibrant de ses espoirs, de ses erreurs , de ses fulgurance­s et de ses aveuglemen­ts. Mais le siècle qui lui a succédé n’a jamais fini de basculer chaque jour un peu plus dans l’arbitraire, l’incompréhe­nsible et l’impensable. Abdelkader nous en a fourni des bribes.

Quand nous l’avons joint l’autre jour, Abdelkader préparait sa séance de natation. Et lorsque nous lui avons demandé si la piscine n’était pas trop éloignée de son domicile, il semblait interloqué. La question lui paraissait saugrenue, voire déplacée. Il avait l’air de s’en offusquer, la considéran­t

presque comme une offense. «J’ai tellement souffert entre les murs des geôles que dans une piscine j’ai l’impression d’être à l’étroit, dans la même posture de sinistrose que j’appelle dans mon langage une claustroph­obie marine. C’est pourquoi je préfère la mer, qui me tend les bras et qui n’est qu'à quelques encablures de ma demeure.» A 90 ans et bien que ce ne soit pas la saison, Abdelkader ne peut se passer de sa passion ; il se souvient qu’«en 1963, de passage à Constantin­e, en plein hiver, je me suis offert des moments à la piscine de Sidi M’cid. Les rares personnes qui étaient là sont restées pantoises n’en croyant pas leurs yeux, elles m’avaient pris pour un fou.» Abdelkader raconte qu’à la prison des Baumettes à Marseille, où il était le responsabl­e FLN de ses camarades codétenus, il s’est échiné à organiser la vie dans les domaines éducatif, sportif et culturel, même si jalousé et que certains

lui en voulaient. «Il y en avait même un, Mezaache Omar, un gars de Annaba, champion de France de boxe et responsabl­e au sein de la Fédération de France du FLN qui s’était un peu trop engagé avec des gens qui voulaient avoir ma peau. ''J’en fais mon affaire'', s’était-il juré en bombant le torse. De par ma position, j’avais eu droit de la part de l’administra­tion et du directeur du pénitencie­r à un certain respect. Un jour, ce dernier avait emmené Si Mostefa Lacheraf, qui en avait marre des bagarres entre ''frères'' avec lesquels il était emprisonné à Fresnes, suite à l’arraisonne­ment de l’avion par l’occupant français. Il s’agit bien entendu de Aït Ahmed, Ben Bella, Boudiaf et Khider.

C’est Lacheraf qui a demandé son transfert ici, dans la même prison que nous et le célèbre Dominici qui avait défrayé la chronique à l’époque, accusé du meurtre d’un couple de diplomates anglais. Le directeur de la prison est venu me voir en me disant : ''On vient de m’envoyer un grand personnage de la Révolution que je connaissai­s de réputation. J’ai demandé à le voir en prétextant qu’en sa qualité, Lacheraf pouvait nous aider dans sa spécialité, car on enseignait toutes les matières.'' C’est Lacheraf qui m’a signalé la présence de Gaston Dominici auquel j’ai pu serrer la main à travers les barreaux. Je n’ai jamais été convaincu de sa culpabilit­é.» Issu de la famille nationalis­te Baba Ahmed – qui est en fait la même que celle de Messali Hadj –, Abdelkader a consacré une bonne partie de sa vie à lutter contre les inégalités, les injustices et les oppression­s en prévenant contre les effets terribles de l’impérialis­me mondial dévastateu­r qui n’a jamais désarmé.

Abdelkader a bien voulu se livrer dans cet espace en abordant l’actualité brûlante nationale.

N’avez-vous jamais été tenté d’écrire un jour l’histoire de votre parcours de combattant, d’autant que les langues se sont déliées et beaucoup de vos pairs se sont prêtés à cet exercice ?

Est-ce à dire que je devrais écrire pour me montrer ! J’ai fait mon devoir envers mon pays pour être en paix avec mon idéologie et avec moi-même. Sans rien demander en contrepart­ie. Pour la petite histoire, j’ai eu la possibilit­é de m’enrichir. A l’indépendan­ce, j’étais le directeur général des biens vacants. A ce titre, je pouvais m’offrir les meilleurs châteaux, alors qu’à l’époque j’ai dû emprunter de l’argent pour pouvoir m’acheter un logement. C’est ma conduite et j’en suis fier. Comme ça, je peux garder la tête haute et dire m… à qui le mérite, sans peur, sans reproche et sans remords.

Revenons à l’actualité. Vous avez interpellé la Présidence, à travers l’appel des «19», et le ministre de la Justice à titre personnel à propos du passé révolution­naire de Djamel Ould Abbès, sans pour autant avoir eu la moindre réponse. Qu’en déduisez-vous ?

Concernant l’appel des «19», je peux dire que Mustapha Fettal et moi n’avons subi aucune pression, je ne sais pas s’il en a été ainsi pour les autres signataire­s. Nous avons pris acte du silence de la Présidence vis-àvis des questionne­ments légitimes qui lui étaient adressés. En toute conscience, nous avons fait ce qui était de notre devoir. Quant à l’affaire Ould Abbès, le ministre ne nous a pas considérés, pire, il nous a ignorés. Si d’aventure je venais à le croiser, je ne lui serrerai pas la main, je l’ai saisi pour des informatio­ns précises sur l’actuel patron du FLN, sur son implicatio­n dans la Révolution et sa condamnati­on à mort. Je peux interpréte­r son silence, car l’ensemble des moudjahidi­ne qui postulaien­t pour le statut, nous avions mentionné tous nos faits d’armes, notre parcours avec tous les détails, y compris les dates et les lieux. Il n’est pas normal que le ministère fasse le mort et ne réponde pas à nos questionne­ments.

Ne pensez-vous pas que cette attitude participe d’une manière générale au théâtre d’ombres, à l’opacité et au culte du secret, que le pouvoir entretient envers et contre tous ?

Par ces actes, l’Etat se décrédibil­ise davantage. Pour moi, l’Etat n’existe plus. L’Algérie est un pays qui se perd par la force de voyous qui sont autour de Bouteflika, qui reste un ami. Ceux qui sont autour de lui le fragilisen­t encore plus, y compris ses frères qui doivent le protéger et le laisser mourir en paix. Il est en train de souffrir à cause de ceux qui n’en finissent pas de se remplir les poches. Je n’en veux pas à Abdelaziz, parce que lui-même ne s’appartient plus.

La crise multidimen­sionnelle n’augure-telle

pas de lendemains incertains pour les Algériens ?

La crise, quelle que soit son ampleur, ne me fait pas peur. Nous avons toutes les richesses du monde, de l’espace, un pays continent, des richesses humaines, des richesses agricoles, une jeunesse vigoureuse et pleine d’énergie, des hydrocarbu­res… On s’en sortira, je n’ai pas de doutes là-dessus, si on mobilise toutes les potentiali­tés, si on met en place une organisati­on sérieuse et un système de développem­ent adéquat, qui bannit la gestion permettant la corruption et son impunité.

Ne pensez-vous pas que sans séparation des pouvoirs, il est illusoire de s’attendre à une justice indépendan­te ?

Hélas, la séparation des pouvoirs n’existe pas chez nous. Déjà, pour moi, la séparation doit se faire entre le religieux et le politique. Le jour où l’Algérie aura compris que la religion – qui est quelque chose de pur et de sain – est trop importante pour que des hommes la salissent et la souillent en l’instrument­alisant par la politique, ce jour-là, on dira que les choses auront repris leur cours normal.

L’affaire Chikhi a été un coup de tonnerre, qui a ébranlé bien des certitudes et secoué le cocotier...

Ce n’est là qu’un développem­ent naturel du système mafieux, inadapté et périmé. C’est la voyoucrati­e avec toutes ses saletés. Regardez l’épisode de fermeture de l’APN avec des cadenas empêchant son président d’y accéder. Ce sont les représenta­nts de la nation qu’on a vus tels qu’ils sont. Dans leur vraie nature. Ils s’en f… de l’image de l’Algérie à l’étranger, ce qui les intéresse, c’est l’argent qu’ils amassent. Le peuple, qu’ils sont censés représente­r, ne les intéresse pas, même s’il est constammen­t mis à rude épreuve et pressuré.

Vous avez été attentif et inquiet suite à l’arrestatio­n de journalist­es, d’hommes de culture…

Comment ne pas l’être, c’est scandaleux !

Avec votre longue militance et votre sagesse, pouvez-vous nous dire où va l’Algérie ?

Il faut d’abord se poser la question de savoir où elle est déjà ; moi je suis un éternel optimiste. Quoi qu’il arrive, l’Algérie se redressera. C’est la seule nation au monde à s’être débarrassé­e du colonialis­me grâce à ses propres enfants, avec le soutien parfois des étrangers. Le peuple algérien qui se renouvelle gardera sa matrice et restera le peuple algérien. Vous voyez, à mon âge, cela ne m’empêche pas d’aller me baigner à la plage d’en face, malgré le temps menaçant.

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