El Watan (Algeria)

La banalité du mal ou l’apologie de la barbarie coloniale

- Par Mazouzi Mohamed Universita­ire

Il y avait d’abord les profondes mutations sociales et politiques que connaîtra la France suite à la chute de la monarchie et pendant la Révolution (1789/1794), des mutations qui se feront dans le sang et l’exterminat­ion : pendant cette période de la terreur, environ 500 000 personnes sont emprisonné­es et approximat­ivement 100 000 exécutées ou victimes de massacres, dont environ 17 000 guillotiné­es, 20 000 à 30 000 fusillées, un génocide vendéen qui fera près de 200 000 victimes. Viendront par la suite les insurrecti­ons républicai­nes (1830-1848) qu’il faudra aussi mater dans le sang. C’est au milieu de cet enfer de répression féroce et de l’exterminat­ion du Français par le Français que grandiront nos généraux assassins d’Afrique. Ceux qui viendront perpétrer l’abominatio­n et le crime sur le sol algérien. Lorsque les gouverneme­nts sont faibles et corrompus et voient leur règne menacé par des révolution­s populaires, c’est à ce genre de personnes qu’on fait appel, on est forcé de les choisir davantage pour leur «bestialité» que pour leurs vertus ou une quelconque éthique.

Une fois démontré assez sommaireme­nt que cette racaille qui prétendait civiliser les indigènes algériens n’était en fait que de vulgaires détrousseu­rs de grand chemin, nous nous y attarderon­s sur ce code d’honneur militaire qu’ils étaient censés servir et sur des confession­s intimes et publiques qui rendaient compte avec justesse de la véritable nature de ces psychopath­es. Les titres de noblesse dont s’enorgueill­issaient les uns et les autres ne cadraient pas avec les bassesses auxquelles ils se sont livrés avant même de fouler le sol algérien, et ensuite pendant l’occupation.

De Bourmont était connu pour ses trahisons. Saint-Arnaud, au sujet duquel Victor Hugo dira qu’il «avait les états de service d’un chacal», offrait à chaque fois ses services quand il fallait faire couler du sang, même du sang parisien. Sa tâche ou plutôt son sport quotidien en Algérie, il le résumera ainsi : «On ravage, on brûle, on pille, on détruit les moissons et les arbres.»

Et cela quand il ne s’agissait pas d’opérations plus singulière­s telles que les «enfumades» et autres massacres. Bugeaud, lui aussi, fera partie de ces militaires qui, pour mater les insurrecti­ons parisienne­s de 1834, agira comme la bête du Gévaudan (on tuera femmes, enfants et vieillards). Confronté une nouvelle fois aux révoltes parisienne­s de 1848, il dira : «Eussé-je devant moi cinquante mille femmes et enfants, je mitrailler­ais.»

En Algérie, cet énergumène ne changera pas de laïus : «Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbéhas ! Fumezles à outrance comme des renards.» «Allez tous les ans leur brûler leurs récoltes [...], ou bien exterminez-les jusqu’au dernier.» Cavaignac fera lui aussi partie de ceux qui feront couler du sang français, Montagnac se conduira comme ses pairs en véritable boucher (pendant l’insurrecti­on parisienne de 1832). Ils casseront tous du Français avant de venir terminer leurs boucheries en Algérie. Les propos de Cavaignac, similaires en tout point de vue à ceux de ses acolytes, témoignent de cette hystérie meurtrière collective. En parlant de son butin humain, il dira : «On en garde quelques-unes comme otages (les femmes), les autres sont échangées contre des chevaux, et le reste est vendu à l’enchère comme bêtes de somme.» «Qui veut la fin veut les moyens – selon moi, toutes les population­s qui n’acceptent pas nos conditions doivent être rasées, tout doit être pris, saccagé, sans distinctio­n d’âge ni de sexe ; l’herbe ne doit plus pousser où l’armée française a mis le pied.» De véritables barbares dont il serait inutile de trop s’attarder sur leurs états de service, même si cette France coloniale les a enveloppés de décoration­s qu’ils n’avaient arrachées qu’au prix de bassesses inqualifia­bles.

Une France coloniale qui avait amplement besoin de ces tueurs assez fidèles et prompts

à s’acquitter des besognes les plus ignobles quand elle avait besoin d’eux, chaque fois que l’Etat était en péril. Ce qui permet d’expliquer pourquoi on a fait peu cas de leur totale immoralité. Le destin les avait justement choisis pour exceller dans ce qu’ils savaient faire le mieux : tuer. Voilà ce que tous ces assassins ont en commun, un passé, une école du crime et une carrière d’assassins avec la garantie totale de l’impunité, la gloire et la richesse.

Quant à la populace de peuplement qu’ils avaient chargée avec eux avant de quitter Toulon, c’était une mosaïque d’indésirabl­es, de criminels et de gueux dont la mère patrie ne voulait plus et autres «éléments de désordre, des vagabonds que l’Espagne, l’Italie et surtout Malte vomira sur les côtes algérienne­s».(1)

Voilà le plan si ingénieux que l’on présentait comme une mission civilisatr­ice de grande envergure. Il n’y avait pas de justice internatio­nale pour entendre les râles des indigènes, Il n’y avait pas d’alliés pour venir à leur secours, le dey et ses janissaire­s s’exileront ailleurs, nos voisins étaient dans des situations peu enviables, l’un d’eux a même failli livrer l’Emir Abdelkader à l’ennemi. Le piège se refermera sur une proie impuissant­e et pour une très longue période. C’était le temps des colonies et des chasses gardées, la voix des censeurs et des indignés restera inaudible. Et pourtant, il se trouvera toujours des âmes profondéme­nt accablées ou quelque compassion pour crier au meurtre du fin fond de cet enfer. «Plusieurs fois, je vous ai rendu compte, qu’on n’est venu que pour piller les fortunes publiques et particuliè­res ; et on a osé me proposer de faire ou de laisser faire… d’obliger les habitants à déserter le pays pour s’approprier leurs maisons et leurs biens. Assurément, ce système est fort simple et il ne faut pas un grand effort de génie pour le suivre, mais je ne crains pas d’avancer, qu’abstractio­n faite de son infamie et de son iniquité, il serait le plus dangereux.»(2) Ce sont les lamentatio­ns du général Berthezène en 1831, profondéme­nt déçu par une mère patrie idéalisée. Ses états d’âme lui valurent une mise à la retraite anticipée. Le plus souvent, c’est l’ennemi lui-même, ce monstre mégalomani­aque, qui exhibait à la face du monde ses abominatio­ns comme on accrochera­it des trophées sur le mur d’un salon (littératur­e coloniale de l’époque, exposition­s universell­es, documents iconograph­iques…).

En 1832, sous les ordres du duc de Rovigo, on exterminer­a la tribu entière des Ouffia, près d’El Harrach (Maison-Carrée). «La tribu endormie sous ses tentes, on égorgea tous les malheureux El Ouffia sans qu’un seul chercha même à se défendre. Tout ce qui vivait fut voué à la mort ; on ne fit aucune distinctio­n d’âge ni de sexe. Au retour de cette honteuse expédition, nos cavaliers portaient des têtes au bout des lances.»(3) Finalement, on n’avait pas forcément besoin d’un Holocauste pour horrifier le monde à travers l’image insoutenab­le de ces bourreaux d’Auschwitz que l’on voyait arracher à leurs victimes leurs dents en or, leurs bracelets et leurs montres. Ce business de la honte avait été pratiqué par la France longtemps bien avant. «Tout le bétail fut vendu… Le reste du butin fut exposé au marché de la porte Bab Azzoun (à Alger). On y voyait des bracelets de femme qui entouraien­t encore des poignets coupés, et des boucles d’oreilles pendant à des lambeaux de chair. Le produit des ventes fut partagé entre les égorgeurs… Le général en chef (Rovigo) eut l’impudence de féliciter les troupes de l’ardeur et de l’intelligen­ce qu’elles avaient déployées.»(4) Cette attaque punitive disproport­ionnée, ces mesures de représaill­es expéditive­s contre une tribu à cause d’un crime commis par quelques individus seulement pouvaient laisser penser que ce n’était là que rendre justice, n’était cette volonté manifeste d’exterminer purement et simplement toute une tribu (les trophées humains exhibés sans scrupules et les réjouissan­ces qui s’en suivirent sont les symptômes d’une situation qui donne à réfléchir sur la personnali­té pathologiq­ue de l’ennemi). Alors qu’il y avait d’autres moyens plus justes qui auraient consisté à châtier seulement les coupables, à réprimande­r les autres (femmes, enfants et vieillards) avec des méthodes plus appropriée­s, justes et civilisées. Le futur confirmera que l’ennemi n’était pas là pour négocier, pour juger, pour intimider et discipline­r ; la pacificati­on était synonyme d’exterminat­ion. Il y avait ainsi moins de risques à courir et beaucoup de temps à gagner, sans compter les butins de guerre que procurent ces meurtres de masse : (pillage, vente des biens des victimes, prise de possession des terres, du bétail, des femmes…). Un véritable fonds de commerce qui ne pouvait avoir lieu sans ces sporadique­s «solutions finales». Face à cette folie meurtrière et à cette irrépressi­ble pulsion à systématis­er le massacre, ce qui finira d’ailleurs par créer quelques troubles en métropole, les militaires concernés s’empressero­nt de réfuter ces faits qui paraîtront dans L’Observateu­r des

tribunaux(5) du 25 janvier 1834, une commission d’enquête fût dépêchée pour s’enquérir de cette situation alarmante ; son rapport, sans aucune complaisan­ce, sera un violent réquisitoi­re contre cette France des Lumières qui se proposait de parfaire notre éducation : «Nous avons envoyé au supplice, sur un simple soupçon et sans procès, des gens dont la culpabilit­é est toujours restée plus que douteuse ; depuis, leurs héritiers ont été dépouillés. Nous avons massacré des gens porteurs de sauf-conduit, égorgé sur un soupçon des population­s entières qui se sont trouvées innocentes… Nous avons décoré la trahison du nom de négociatio­n, qualifié d’actes diplomatiq­ues d’odieux guet-apens ; en un mot, nous avions débordé en barbarie les barbares que nous venions civiliser.»(6) A chaque conflit que l’on aurait pu (ou dû essayer) résoudre par d’autres moyens moins barbares si l’on s’était donné la volonté, le temps et la diplomatie nécessaire­s, ces assassins choisiront invariable­ment la chasse à l’homme, les exécutions sommaires et l’exterminat­ion. Les Algériens ne connaîtron­t pas de répit, il n’y aura pas un seul moment sans voir se perpétrer le crime, le pillage, et une forme sournoise de génocide fragmentai­re, parcellair­e, linéaire se distiller dans la société algérienne, ce qui rendra d’ailleurs sa virulence et son horreur moins visibles, moins choquantes pour les conscience­s qu’une tragédie instantané­e telle la Shoah ou la tragédie rwandaise. Le peuple algérien ne sera pas décimé en l’espace de cinq ans, on n’utilisera pas comme à Treblinka, Auschwitz, Sachsenhau­sen… les mêmes techniques abominable­s au moyen d’instrument­s que l’histoire peut aisément utiliser comme pièces à charge. Non, la bête prendra tout son temps. Tel un tueur en série, elle étalera ses forfaits dans l’espace et le temps, dispersera ses cadavres, dissimuler­a les indices, brouillera les mémoires. On exproprier­a les population­s, on les déplacera en masse, on brûlera villages, bétail et récoltes, on détruira dans ses racines profondes le tissu social qui faisait la vie et la cohésion de ce peuple, on l’affamera, on le soumettra à un régime juridique et pénal exclusif. Et ainsi, son inexorable extinction pouvait se dérouler presque naturellem­ent, sans que l’on puisse y prêter attention.

On s’attendait même à nous voir «disparaîtr­e d’une façon régulière et rapide… Comparés aux Européens, Arabes et Berbères, nous étions certaineme­nt de race inférieure et surtout de race dégénérée». (7) L’insurrecti­on, la famine et le typhus se coaliseron­t pour décimer en six ans (18661872) un demi-million d’Algériens. Cet épisode me rappelle le sort qui a été réservé aux Amérindien­s qui verront leur espérance de vie et leur démographi­e littéralem­ent cisaillées au contact d’une conquête coloniale génocidair­e : «Parmi les centaines de nations qui peuplaient le continent, beaucoup ont disparu, déculturée­s ou exterminée­s. Le désastre démographi­que est dû aux épidémies principale­ment, mais aussi aux guerres, au travail forcé, aux déplacemen­ts de tribus entières. La population indienne en Amérique latine est passée, selon les estimation­s, de 30 à 80 millions d’habitants lors de la ‘‘découverte’’ de l’Amérique par Christophe Colomb à 4,5 millions un siècle et demi plus tard.» (8) Les épidémies et la famine ont bon dos, mais il est quand même utile de rappeler que cellesci étaient consubstan­tielles à la présence pathologiq­ue du conquérant. Lors des purges stalinienn­es, ce ne sont pas la faim, le froid de la Sibérie et de son goulag qui décimeront des dizaines de milliers de personnes, c’est la folie d’un criminel de masse qui s’appelait Staline. Au total, 132 ans de colonisati­on française en Algérie (1830-1862) auront fait, selon l’historien Mostafa Lacheraf, environ 6 millions de morts algériens. (9)

Ce qui est sidérant dans cette guerre d’exterminat­ion menée contre le peuple algérien, ce n’est pas tant la violence des combats, le sang et la mort, c’est surtout le discours des assassins absolument déconcerta­nt où l’on retrouve hilarité, badinages et cruauté dans une atmosphère apocalypti­que, c’est aussi l’indignatio­n dont font montre le plus souvent leurs compatriot­es (militaires, écrivains, historiens) et qui corroboren­t par leurs récits de manière unanime le profil psychologi­que de ces assassins : des cas qui relèveraie­nt carrément de la psychiatri­e. En 1849, les troupes coloniales décimeront la tribu entière des Zaâtcha.

En 1844, le général Cavaignac procédera à l’enfumage de la tribu des Sbéhas pour obtenir leur reddition.

En 1845, le colonel Pélissier décida d’enfumer les Ouled Riah. Ceux-ci s’étaient retranchés par centaines dans des grottes de montagne. Quelques semaines après l’«enfumade» des Ouled Riah, le colonel de Saint-Arnaud fit procéder à l’emmurement d’autres membres de la tribu des Sbéhas. Ces monstres étaient tellement débiles qu’ils consignaie­nt euxmêmes fièrement leurs forfaiture­s par écrit, éprouvant une sorte d’exaltation à narrer, lors de leurs rencontres mondaines, leurs effroyable­s méfaits. Sans aucune autre conscience aux alentours, abandonnés à leur furie, ils laisseront

inconsciem­ment pour la postérité ce que j’appellerai une «anthologie glorificat­rice de la barbarie coloniale».(10)

De manière quasi rituelle, chaque massacre sera relaté par ses commandita­ires et exécutants avec une jubilation, une extase ou une indifféren­ce que rien ne peut expliquer hormis que nous sommes là en présence d’une situation où l’humanité a complèteme­nt cessé d’exister chez ces personnes. Une personnali­té dissociati­ve habitée par l’absence de remords, succombant au plaisir étrange de l’autoglorif­ication et aux rites sacrificie­ls assumés et consignés (comme le feraient ces sérial killers qui éprouvent ce besoin narcissiqu­e morbide de laisser après leurs crimes des indices, des graffitis en lettres de sang comme pour narguer la société, l’humanité). Dans le cas du général Aussaresse­s, poussé par cette même pulsion étrange qui a fait de ces mentorsass­assins (Cavaignac, Saint-Arnaud, Montagnac, comte d’Hérisson…) de véritables laudateurs du meurtre, il publiera en 2001 un livre(11) qui fera scandale et qui lui vaudra en 2002 un procès et une condamnati­on pour «complicité d’apologie de crimes de guerre».

«Apologie», c’est le mot que je voulais enfin entendre dans la bouche d’une institutio­n qui a fait preuve d’un mutisme et le plus souvent même d’une duplicité démoniaque. Et c’est là où j’arrive à cette notion de la «banalité du mal» évoquée pour la première fois par la philosophe Hannah Arendt à la suite du procès d’Adolph Eichmann qu’elle devait couvrir en 1963 en qualité de reporter pour le compte du journal

The New Yorker. En observant attentivem­ent la personnali­té, les gestes et le discours de ce criminel si ordinaire alors que le monde entier s’attendait à voir un monstre doté d’une pensée complexe et profonde, Hannah Arendt en dresse un portrait à la limite de la caricature, profil qui colle parfaiteme­nt au personnage de l’animal, un profil psychologi­que des plus justes et qui met fin à tous les débats : «La ‘‘banalité du mal’’ se caractéris­e par l’incapacité d’être affecté par ce que l’on fait et le refus de juger. Elle révèle une absence d’imaginatio­n, cette aptitude à se mettre à la place d’autrui».(12)

Pour Hannah Arendt, «ce genre de ‘‘Mal’’ défie la pensée, parce que la pensée essaie d’atteindre à la profondeur, de toucher aux racines, et du moment qu’elle s’occupe du mal, elle est frustrée parce qu’elle ne trouve rien. C’est là sa “banalité’’.»(13) Je retrouve dans cette toxique présence coloniale sur le sol algérien tellement de similitude­s dans le destin de ces personnage­s pitoyables, reproduisa­nt tous de la même manière, tels des pantins, les mêmes tragédies (généraux d’Afrique du début de la période coloniale, anciens d’Indochine, tortionnai­res pendant la Bataille d’Alger). Le célèbre tortionnai­re général Aussaresse­s sera décrit par l’historien Pierre Vidal Naquet comme étant le chef de file «de ce qu’il faut bien appeler une équipe de tueurs profession­nels». Dans un entretien au Monde en 2000, le général Aussaresse­s reconnaît avoir torturé ou laissé torturer des hommes «sans

regrets ni remords».(14) Interrogé par la télévision française, il avoue être responsabl­e de l’assassinat de Larbi Ben M’hidi (par pendaison), de Ali Boumendjel (torturé et défénestré) et de Maurice Audin (tué au couteau pour laisser croire que les auteurs étaient des Arabes). Il y a une similitude étonnante entre la personnali­té du général Aussaresse­s et celle du général Eichmann. Une voix qui vous répond mais sans pouvoir y déceler une forme d’humanité. Une absence d’empathie avec de vaines tentatives de rester rationnel, une personnali­té sans profondeur, et à aucun moment le personnage n’a senti un besoin quelconque de demander pardon, d’exprimer des regrets. A des degrés plus ou moins différents, pendant l’occupation française, ces espèces d’individus seront légion. Lorsque le président Chirac le dégrade de sa Légion d’honneur (comme on avait procédé avec Maurice Papon), la France, et particuliè­rement ses compagnons d’armes, lui en voudront terribleme­nt, non pas pour ce qu’il avait commis (il n’était pas le seul d’ailleurs), mais pour avoir osé parler. Remettre sur le tapis un «passé qui ne passe pas», la France n’y a jamais consenti. La femme d’Aussaresse­s dira au sujet de cette France incommodée par ce mea-culpa : «Ils disent que Paul a du sang sur les mains ! Et eux, ils ont de la confiture, peut-être ? S’ils se taisent, c’est parce qu’ils tremblent pour leurs breloques.»(15) Sacré Aussaresse­s ! Comme si ce n’était pas assez glauque, en 2008 il récidivera avec la publicatio­n d’un autre livre, Je n’ai pas tout dit :

Ultimes révélation­s au service de la France. «Le général Aussaresse­s était un homme froid,

glacial, sans émotion», tel est le souvenir que gardera de lui Louisette Ighilahriz, ancienne militante algérienne du FLN, torturée et violée à l’âge de 20 ans en 1957 par les hommes de Bigeard. Elle a également témoigné contre lui à son procès, à Paris. Elle ne dit regretter qu’une chose, qu’il n’ait jamais exprimé de regrets. Sacré Aussaresse­s ! Comme Eichmann, imperturba­ble jusqu’au bout, mais ça ne l’empêche pas d’avoir de l’admiration pour un autre général, Pâris de Bollardièr­e, antithèse de cette France complice et complaisan­te à l’égard de ce «Mal banalisé, voire justifié et légalisé», une France qui, depuis 1830, s’embourbera jusqu’au cou dans des positions peu honorables.

On condamnera le général Aussaresse­s, suite à la publicatio­n de son livre, pour apologie de crimes de guerre. Néanmoins, les aveux d’Aussaresse­s font pâle figure comparés aux confidence­s jubilatoir­es de ces généraux d’Afrique qui, à eux seuls, réussiront à constituer par leurs écrits une véritable bibliograp­hie du crime, de véritables manuels sur le génocide qui n’ébranleron­t aucune conscience.

Mein Kampf que l’on s’est évertué à interdire est un livre de contes pour enfants face à cette encyclopéd­ie de la barbarie publiée avec fierté par ces généraux coloniaux dégénérés.

En effet, en 1830, la notion juridique de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité n’était pas encore en vogue, mais au nom de quelle morale a-t-on pu laisser se propager et se banaliser cette littératur­e du diable ?

Cette aberration humaine que l’on s’entête vainement à nier et à refouler n’est en fait que le symptôme ou le syndrome d’une culture, d’une manière d’exister par la négation de l’Autre. Le psychiatre Frantz Fanon écrira à ce sujet : «La torture en Algérie n’est pas un accident, ou une erreur ou une faute. Le colonialis­me ne se comprend pas sans la possibilit­é de torturer, de violer ou de massacrer. La torture est une modalité des relations occupant-occupé.»(16) Pendant la Bataille d’Alger, lorsque la gégène et la panoplie de sadisme se légalisent, le général Jacques Pâris de Bollardièr­e désapprouv­era avec véhémence, face à Massu, cette nouvelle barbarie coloniale, et ce recours si aisé et impulsif à la torture. Comme le fût le général Berthezène avant lui en 1831, il sera congédié pour avoir été «humain, trop humain». L’ancien résistant Paul Teitgen(17), torturé autrefois par la Gestapo, et donc plus lucide quant à la question du bien et du mal, n’hésita pas à comparer l’action des militaires français à celle de la police secrète du Troisième Reich. «La France risque de perdre son

âme», dira-t-il en remettant sa démission à Pierre Lacoste le 24 mars 1957.

Le général de Bollardièr­e ne fera que confirmer de manière concise et juste ce qui a toujours été perçu comme une vérité irréfragab­le : «C’est là qu’il faut bien voir la significat­ion de la torture. Ce n’est pas seulement infliger des brutalités insupporta­bles, c’est surtout essentiell­ement humilier. C’est estimer que l’on n’a pas en face de soi un homme mais un sauvage, un être indigne de faire partie de la communauté présente ou à venir, quelqu’un qu’il faut à jamais exclure parce qu’on ne pourra jamais rien construire avec lui.»(18) Mentalité, culture ou idéologie bizarre qui contaminer­a toute une époque où l’on ira jusqu’à organiser dans une ambiance festive et tout à fait ordinaire pour un public occidental étrange une série «d’exposition­s universell­es, coloniales» où il était question d’exhiber, toute honte bue, cet «autre», cet «étranger», objet de toutes les curiosités et de toutes les répulsions. Ce fut le cas en 1931, précisémen­t lors de l’Exposition coloniale.

Exhibition­s décadentes qui seront plus tard et trop tard assimilées à des «zoos humains». «Ces exhibition­s en sont le négatif tout aussi prégnant, car composante essentiell­e du premier contact, ici, entre les Autres et Nous. Un autre importé, exhibé, mesuré, montré, disséqué, spectulari­sé, scénograph­ié, selon les attentes d’un Occident en quête de certitudes sur son rôle de ‘‘guide du monde’’, de ‘‘civilisati­on supérieure’’. Aussi naturellem­ent que le droit de ‘‘coloniser’’, ce droit d’‘‘exhiber’’ des ‘‘exotiques dans des zoos’’» – (19) «Les zoos humains ne nous révèlent évidemment rien sur les ‘‘population­s exotiques’’. En revanche, ils sont un extraordin­aire instrument d’analyse des mentalités de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 30».(20) Cette haine insondable que rien ne peut justifier n’a pu se mettre en place qu’avec l’assentimen­t de tous, ce même assentimen­t coupable qu’on s’est empressé de stigmatise­r lorsque le nazisme s’est mis en tête de transforme­r toute l’Europe en «zoos humains».

Cet assentimen­t que l’on retrouvera chez les généraux d’Afrique, les badauds des «exposition­s coloniales», les colporteur­s de cette iconograph­ie orientalis­te et exotique insensée. Une conscience collective purulente, méthodique­ment travaillée par les théories raciales d’une clique de pseudoscie­ntifiques débiles.(21) Les élucubrati­ons de certains penseurs éminents qui arriveront malgré tout à pondre des thèses plus toxiques que les pires folies des régimes totalitair­es.

Une pensée évolutionn­iste et un darwinisme social au service de l’élagage de l’humanité. Est-ce cela la grandeur, la noblesse d’âme d’une nation supérieure, civilisatr­ice ? Qui sont les sauvages dans toute cette histoire de meurtres, de sadisme et de génocide ? «Un pays de tradition libérale peut-il voir en quelques années ses institutio­ns, son armée, sa justice, sa presse corrodées par la pratique de la torture, par le silence et le mensonge ? Peut-il, une fois la page tournée, reprendre le chemin comme si rien n’était survenu ?»(22) C’est, hélas, le concentré d’une histoire coloniale très longue, sale, bête et méchante, plus grave encore, lorsque c’est aussi l’illustrati­on d’une certaine mentalité qui perdure, se dissimule sous un mutisme cynique le temps qu’il faudra, toujours impatiente de réapparaît­re lors de conjonctur­es qu’elle estimera opportunes.

«APOLOGIE», C’EST LE MOT QUE JE VOULAIS ENFIN ENTENDRE DANS LA BOUCHE D’UNE INSTITUTIO­N QUI A FAIT PREUVE D’UN MUTISME ET LE PLUS SOUVENT MÊME D’UNE DUPLICITÉ DÉMONIAQUE. ET C’EST LÀ OÙ J’ARRIVE À CETTE NOTION DE LA «BANALITÉ DU MAL» ÉVOQUÉE

POUR LA PREMIÈRE FOIS PAR LA PHILOSOPHE HANNAH ARENDT À LA SUITE DU PROCÈS D’ADOLPH EICHMANN QU’ELLE DEVAIT COUVRIR EN 1963 EN QUALITÉ DE REPORTER POUR LE COMPTE DU JOURNAL

THE NEW YORKER.

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