«En 2022, on risque de demander l’appui des bailleurs de fonds»
Docteur en économie, Abdelrahmi Bessaha analyse avec force arguments les atouts et les faiblesses du système économique de l’Algérie et fait un constat sans complaisance sur une gestion hasardeuse des moyens financiers du pays.
Docteur en économie, Abdelarhmi Bessaha, conseiller de plusieurs gouvernements dans le monde, est un expert international et spécialiste de la macroéconomie. Il analyse avec force arguments les atouts et les faiblesses du système économique du pays et fait un constat sans complaisance sur une gestion hasardeuse des moyens financiers du pays. Le risque d’un retour, surtout en ces temps de crise sanitaire majeure, vers les institutions financières internationales est plus que jamais souligné.
Vous avez déclaré dans les colonnes d’El Watan dimanche dernier que «le pays pourra tenir encore 12 mois» compte tenu du faible niveau de nos réserves de change (environ 43 milliards de dollars à fin 2020). Vous attirez ainsi l’attention sur le danger de la situation du pays, chiffres à l’appui. Pouvez-vous être plus explicite ?
Dans le contexte de crise ayant prévalu à fin 2019 du fait de la mauvaise gestion du choc pétrolier de 2014 (qui a pourtant coûté au pays 149,5 milliards de dollars, réserves de change et ressources du FRR compris), l’économie a subi deux chocs extérieurs violents (choc sanitaire de la Covid-19 et choc pétrolier) en mars 2020 qui l’ont plongée dans la récession. A fin juin 2020, les données préliminaires et partielles font apparaître : un recul net de la croissance économique de 6% en raison d’une baisse marquée de la consommation (publique et privée), la chute des investissements et de la baisse des exportations ; une inflation en hausse (2,8%) par rapport à la même période en 2019 du fait de la remontée des prix des produits alimentaires ; un chômage très élevé qui va faire un bond considérable pour affecter environ 5 millions de personnes en raison des nombreuses fermetures d’entreprises suite à la pandémie ; un déficit du compte courant de la balance des paiements de 8,0% du PIB ; un déficit du budget de 18% du PIB, reflétant une chute des recettes et le maintien de niveau élevé de dépenses ; un taux de change moyen du dinar vis-à-vis du dollar de 128.6, soit une dépréciation de 8,4% par rapport au niveau de décembre 2019 ; et surtout une stagnation des indicateurs monétaires (masse monétaire, crédit au secteur privé et crédit net à l’Etat) plats qui soulignent l’absence de création monétaire et donc une tension sur la liquidité. Pour fin 2020, il est à anticiper une croissance négative de 6% ; une inflation de 5% ; un déficit budgétaire de 15,3% du PIB ; un déficit du compte courant de la balance des paiements de 16,3% du PIB et une baisse des réserves internationales de change à environ 44 milliards de dollars. Pour cette année, le déficit du budget sera couvert par le financement monétaire, unique possibilité disponible présentement. Le trou de la balance des paiements sera couvert de nouveau par un tirage sur les réserves de change.
La marge de manoeuvre du gouvernement se rétrécit davantage et l’on semble, dans ces conditions, se diriger tout droit vers une impasse…
S’appuyant sur des hypothèses réalistes pour 2020 et 2021, et tablant sur des importations annuelles de 32 milliards de dollars, des recettes d’exportation de 16 milliards, des services et revenus nets (9 milliards), des transferts (3 milliards) et autres flux au titre du compte capital (1 milliard), le solde global de la balance des paiements fera apparaître un déficit d’environ 20 milliards de dollars annuellement. Avec des réserves internationales de change s’élevant à environ 53,5 milliards de dollars à fin juin 2020, le financement des déficits de la balance des paiements projetés pour 2020 et 2021 devrait conduire à une baisse continue des réserves de change, qui passeraient ainsi de 63,8 milliards de dollars à fin 2019 à 43,8 milliards à fin 2020 et 23,8 milliards en 2021. Ces ordres de grandeur suggèrent un niveau de réserves inadéquat pour 2022, dont les besoins seront en moyenne de 35 milliards de dollars. Une crise de change qui risque de nous contraindre à demander l’appui des bailleurs de fonds. A la contrainte macroéconomique et une crise de change possible, l’économie du pays souffre d’un manque significatif de flexibilité structurelle. De plus, pour 2021 et 2022, les perspectives économiques et financières continueront d’être défavorables en l’absence de politiques publiques correctives fortes, mises en oeuvre immédiatement.
Quels sont les défis pour notre économie, compte tenu de la détérioration des indices de la situation financière du pays et des perspectives de la relance de l’économie mondiale qui ne sont pas rassurantes ?
L’Algérie fait face à quatre grands défis. Stabiliser son économie fortement endommagée (en arrêtant l’hémorragie des ressources domestiques et extérieures du fait des déficits budgétaires et de la balance de paiements. Enrayer le déclin de la croissance et la relancer à moyen terme. Réduire le chômage et la pauvreté. La prise en charge de ces défis exigera du temps, vu les profonds déséquilibres macroéconomiques actuels, les rigidités structurelles contraignant l’économie nationale, l’absence de direction stratégique et surtout de ressources suffisantes pour financer des réformes qui sont devenues incontournables. Ces réformes profondes doivent être inscrites dans une nouvelle vision à long terme, servant de socle à un nouveau modèle de développement d’une économie dynamique, diversifiée, moderne, inclusive et ouverte sur l’extérieur. La vision à fin 2050 sera de hisser l’Algérie au rang de pays émergent de première catégorie et de puissant acteur économique régional (avec une croissance de l’ordre de 7% l’an en comparaison aux taux anémiques enregistrés à ce jour). Cette vision ciblera la construction d’une économie hors pétrole, dont les moteurs de la croissance seront l’agriculture, y compris l’agriculture saharienne, l’industrie et les services articulés autour du numérique, des activités climatiques et de la mer.
Mais, vous conviendrez que généralement les réformes sont difficiles en période de «vaches maigres». Car se posera toujours la question de savoir par où commencer…
En tendance actuelle, en dehors de toute réforme, le déficit budgétaire global se situerait en moyenne à 15,1% du PIB au cours de la période 2020-2023. Simultanément, le déficit du compte courant de la balance des paiements atteindrait une moyenne de 16,3% du PIB au cours de la même période. En conséquence, les besoins de financement prévisionnels de ces déficits pour 2021-2023 seront pour le budget, d’environ 50 milliards de dollars, la balance des paiements, environ 60 milliards. Soit donc un total de 110 milliards de dollars. Autant commencer un processus d’autoréformes dès maintenant, qui nous permettra de contrôler notre destinée et d’étaler le processus des réformes sur une plus longue période. Dans ce cas, nos propres réformes réduiront le gap de financement de 110 milliards de dollars, cité en haut, d’environ de 25 milliards. Combiné aux disponibilités en réserves de change internationales d’environ 44 milliards de dollars à la fin de l’année, le gap de financement restant à couvrir sera donc de 41 milliards sur 3 ans. Les options de financement sont les suivantes : le financement monétaire ; l’endettement intérieur ; la finance islamique locale et extérieure ; les créanciers officiels multilatéraux et bilatéraux ; l’endettement extérieur pour financer des projets et mobiliser de l’aide budgétaire ; le crédit syndiqué et les obligations souveraines internationales. A titre indicatif, le pays pourrait couvrir ses déficits éventuellement en recourant au marché domestique (50-60%), aux institutions multilatérales (5-10%) et aux eurobonds (35%). Une note toutefois : nonobstant un plan ambitieux de réformes, la reprise sera lente (en forme de L) vu la profondeur des déséquilibres macroéconomiques, les rigidités structurelles inhibant la croissance et l’emploi, l’absence d’une économie hors pétrole, la récession mondiale et le temps pour bâtir un véritable programme de réformes.
Vous avez salué la réaction de la Banque d’Algérie récemment à la crise de liquidés que vit notre pays depuis l’été. En revanche, vous considérez que cela est en deçà de ce qu’exige la situation. A peine si vous considériez que ces mesures risquent d’être de nul effet.
Le système postal joue un rôle important dans la fourniture de services financiers à des segments de la population, particulièrement susceptibles d’être exclus du SFA. Une pénurie de numéraire au niveau du réseau des CCP peut avoir des conséquences économiques et sociales importantes. Expliquons le mécanisme : à travers son réseau CCP, la Poste gère, entre autres, les salaires des fonctionnaires et les pensions des retraités. La Poste dispose d’un compte auprès de la Trésorerie principale, qui est alimenté par le Trésor pour ce qui est des salaires des fonctionnaires et les caisses de retraite pour ce qui est des pensions. Dans la mesure où les caisses de retraite sont déficitaires, le Trésor prend en charge le versement des retraites. On peut faire l’hypothèse que la pénurie de numéraire au niveau de la Poste reflète in fine l’incapacité du Trésor à alimenter le compte de la Poste en raison du solde négatif de ce même Trésor du fait de tensions sur les recettes fiscales, causées par le climat ambiant de récession économique. En parallèle, la Banque d’Algérie (BA) subit de son côté un problème de liquidité vu l’absence de demande de crédit (en raison de la récession) et donc absence de création monétaire. Une coordination Trésor, BA et Poste aurait permis de trouver un entendement sur un prêt relais de la part de la BA au Trésor. C’est dans ce sens que les mesures prises ne sont pas suffisantes, et la façon dont elles ont été prises pose problème. Pour les mesures prises par les responsables du réseau postal, les restrictions ne feront que générer et entretenir une certaine panique et conduiront inévitablement à une ruée, exacerbant ainsi le mouvement de thésaurisation des liquidités et aggravant encore plus la pénurie. Pour les mesures prises par la Banque d’Algérie, elles sont les bienvenues dans la mesure où elles vont peser sur la disponibilité de liquidité excédentaire des banques (partie offre de la liquidité) au futur. Mais le processus de décision a été lent et insuffisant.
Vous annoncez que le plan anticrise de l’Algérie pour faire face à l’épidémie de Covid-19 est de faible portée, en affirmant que le pays a consenti le budget de 70 milliards de dinars dans la loi de finances complémentaire. Ce montant reste «insuffisant», selon vous. Pourquoi ?
Ce plan d’urgence a été conçu en dehors d’une stratégie ciblant des objectifs macroéconomiques à moyen terme précis et réalistes, contenus dans un Cadre budgétaire à moyen terme (CBMT). En second lieu, la LFC-2020 inclut 40 mesures, dont 37 au titre des recettes, ce qui conduit à un ajustement asymétrique avec un accent sur les recettes (dont le perpétuel recours aux avantages fiscaux inutiles) au détriment de la partie dépenses courantes et en capital (où il y a pourtant des marges de manoeuvre, y compris dans ce contexte social difficile) en raison de la baisse des prix du baril. La LFC-2020 aggrave inutilement un déficit des finances publiques déjà important et dont le contrôle est indispensable pour créer les conditions de la reprise économique à terme. La relance budgétaire du plan d’urgence actuel prévoit un montant de 70 milliards de dinars (soit 0,32% du PIB et 1,4% du volume total des dépenses courantes). Or, ce montant global est trop faible pour faire une différence sur l’activité économique et, in fine, le niveau de vie des populations. Avec un multiplicateur de dépenses courantes de 0,6% pour l’Algérie, ces 70 milliards de dinars ne vont induire que 420 millions de dinars de dépenses courantes additionnelles, soit un montant trop faible pour produire un impact. Sur les 70 milliards de dépenses totales, seuls 56 milliards sont des injections avec un ciblage approprié pouvant influencer la demande globale à court terme. La faiblesse du canal de transmission de la politique monétaire, la faible capacité technique du système bancaire et la faible inclusion financière sont autant de contraintes réduisant l’efficacité des mesures monétaires accompagnant la relance budgétaire et les mesures d’appui aux entreprises. Tandis que l’absence de données sociales précises réduit la portée des mesures destinées à distribuer des revenus et soutenir la demande de la part des catégories les plus vulnérables de la société. Vous considérez que l’Algérie a besoin d’une nouvelle loi de finances complémentaire pour aider à mieux résister à la crise. Est-elle si nécessaire ?
A l’instar de nombreux autres pays, l’Algérie a effectivement besoin d’un second plan d’urgence le plus rapidement possible. Les conséquences d’une inaction sont néfastes dans la mesure où la récession laisserait des traces profondes vu les coûts humains et économiques considérables qu’elle entraîne. Il est important que les autorités se donnent les moyens de réduire la gravité de la récession actuelle. Le second plan doit viser à préserver la solvabilité du système financier national et la stabilité sociale du pays. Une relance budgétaire plus ambitieuse pour un montant additionnel de 175 milliards de dinars (soit 0,8% du PIB se surajoutant aux 0,32% du PIB du plan initial, soit un total de 1,12% du PIB) afin de produire un impact significatif sur les moyens de vie des populations et l’activité économique. Pour les entreprises et banques publiques, il serait souhaitable de créer un fonds de soutien de 50 milliards de dinars, qui serait ajusté à la hausse à l’avenir si la situation l’exige. Il est impératif que les banques commerciales répondent en urgence aux besoins de liquidité des entreprises pour tenir à flot celles qui ont des business plans viables et éviter ainsi des problèmes de solvabilité préjudiciables à l’économie. Un autre round de baisse des réserves obligatoires (à 3% ce qui a été fait récemment) et du taux directeur (à 2,75%) est essentiel. En matière de politique de change, il faut poursuivre la dépréciation du dinar algérien avec un objectif de glissement de 10% au moins pour l’année 2020. Pour les importations, toute rationalisation dans ce sens devra être guidée par le besoin de ne pas endommager la production. Les 10 milliards de dollars de réduction prévus déjà devraient suffire. L’impact de la dépréciation sur l’inflation et les importations sera moindre en fonction du timing de cette dernière. Les effets macroéconomiques de ce nouveau plan d’urgence seront une légère augmentation sur base nette du déficit du budget de 0,6 point de pourcentage de PIB (financé par la création monétaire), un impact sur l’indice des prix à la consommation. Pour un maximum d’efficacité, ce plan devrait intervenir fin septembre ou au plus tard mi-octobre 2020.