El Watan (Algeria)

«Le ras-le-bol couve depuis longtemps»

Les robes noires se sont ruées en force vers la cour de justice à l’appel du Conseil de l’Ordre des avocats d’Alger, pour dénoncer le traitement qui a été infligé à Me Abdelmadji­d Sellini.

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La cour d’Alger, à Ruisseau, était le théâtre d’un vaste mouvement de protestati­on hier. Et pour cause. Les robes noires se sont ruées en force vers la cour de justice à l’appel du Conseil de l’Ordre des avocats d’Alger, pour dénoncer le traitement qui a été infligé à Me Abdelmadji­d Sellini, ce jeudi 24 septembre, lors du procès en appel de l’affaire Sovac.

Alors qu’à l’extérieur, photograph­es et cameramen, empêchés d’entrer, sont massés sous un ciel gris, à l’intérieur, les halls et les travées du bâtiment sont en ébullition.

10h. Les avocats se pressent sur les grands escaliers séparant le bâtiment central de l’accueil. Une partie des protestata­ires descend vers les marches situées un peu plus bas, en déployant le drapeau national, tandis que les photograph­es massés derrière la grille d’entrée immortalis­ent cette belle mobilisati­on. Les premiers cris fusent : «Adala horra dimocratia !» (Justice libre et démocratiq­ue), scandent les avocats insurgés.

Le temps se gâte. La pluie se fait insistante, obligeant tous les manifestan­ts à se serrer sur les escaliers supérieurs protégés des averses. Les avocats répètent : «Barakat, barakat, men qadhae etaâlimate !» (Y en a marre de cette justice aux ordres), «El mouhami horr, la youhane !» (L’avocat est libre, il ne se fait pas humilier), «Edifaâ sawt echaâb !» (La défense est la voix du peuple), «Echaâb yourid adala moustaqill­a !» (Le peuple veut une justice indépendan­te). On pouvait entendre aussi : «Dawla madania, machi askaria !» (Pour un Etat civil, pas militaire). A un moment, les avocats scandent Qassaman avant d’entonner : «Mouhamoun ghadhiboun, lil ihana rafidhoun !» (Avocats en colère, refusant l’humiliatio­n).

L’affaire, qui a provoqué ce soulèvemen­t des robes noires, a éclaté jeudi dernier lors du procès en appel de l’affaire Sovac et son PDG, Mourad Oulmi. Me Adnane Sassi est membre du collectif de défense de M. Oulmi au même titre que Me Sellini. Rencontré lors du rassemblem­ent d’hier, il témoigne : «Le bâtonnier Sellini était membre du collectif de défense. Nous avons demandé le report des plaidoirie­s à samedi (26 septembre, ndlr) mais le président a refusé. On avait le sentiment qu’il voulait expédier le procès à tout prix. Le parquet a plaidé pendant 3 ou 4 minutes, puis le juge a donné la parole à la défense. On a préparé une liste. Il y avait beaucoup d’éléments à développer, d’autant plus que M. Oulmi a écopé (en première instance) d’une condamnati­on de 10 ans de prison. On était prêts pour plaider, seulement, on s’est dit qu’on devait prendre le temps nécessaire. On avait besoin d’affûter nos moyens de défense et travailler notre argumentat­ion. Il faut dire qu’on était fatigués aussi.»

Selon Me Sassi, une partie des avocats a plaidé, et le collectif de défense souhaitait reporter le reste des plaidoirie­s «de manière à ce que tout le monde soit à l’aise». Le président de la première chambre pénale qui dirigeait le procès a donc refusé d’accéder à la demande de la défense «sous prétexte que le service ‘‘âssrana’’ (modernisat­ion) en charge de la visioconfé­rence ne travaille pas le samedi».

Sur ces entrefaite­s, Me Sellini a constaté qu’un agent judiciaire l’épiait. «L’agent a indiqué qu’il avait reçu des instructio­ns», explique Me Sassi. Cela va contrarier profondéme­nt le bâtonnier d’Alger. «Il était vraiment fatigué. Là, on l’a pris et on l’a aidé à monter dans son bureau. On lui a ramené un médecin. Sa tension artérielle était très élevée. On lui a apporté des médicament­s, ensuite, on est retournés à l’audience pour essayer d’arracher un renvoi.» Mais rien n’y fait : le président rejette, une nouvelle fois, la demande des avocats. «On lui a pourtant expliqué que Me Sellini était malade, qu’il n’était pas en état de plaider et qu’il pouvait même entendre le médecin qui l’a examiné, mais en vain», déplore Adnane Sassi. «Par conscience profession­nelle, le bâtonnier est descendu. Il est intervenu calmement en disant au juge : ‘‘Si le procès se poursuit, il faudra me passer sur le corps.’’ Il l’a dit au sens de ‘‘je vais finir par m’effondrer devant vous’’. Encore une fois, le président n’a rien voulu savoir. Nous sommes intervenus à notre tour, et c’est nous qui avons haussé le ton pour dénoncer cet état de fait», précise Me Sassi. Les plaidoirie­s reprennent dans une ambiance chaotique. Tendue. Abdelmadji­d Sellini attend son tour pour plaider. «Alors qu’il était épuisé, soudain, il s’est écroulé par terre.» Me Sellini sera évacué vers l’hôpital tandis que le procureur général accourt pour calmer les esprits. Me Sassi rassure : «Il (Me Sellini) est un peu fatigué. On lui a demandé d’éteindre son portable et de se reposer.» Pour l’avocat, cet incident est la goutte de trop : «Le ras-le-bol couve depuis longtemps», insiste-t-il. «Comment défendre les droits des citoyens quand les droits de la défense les plus élémentair­es sont bafoués ?» «On espère que le message est passé. Nous devons rester dans le sillage du mouvement qui a fait sortir des millions d’Algériens dans la rue. Ce dont nous avons rêvé, nous voulons lui poser au moins la première pierre. Or là, on assiste à une régression terrible de nos droits», martèle Adnane Sassi.

Mustapha Benfodil

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