El Watan (Algeria)

«Une justice qui tue n’est pas une justice !»

- Propos recueillis par Madjid Makedhi M. M.

Le 18e anniversai­re de la Journée mondiale contre la peine de mort intervient, cet année, sur fond de polémique suscitée par l’assassinat de l’adolescent­e Chaïma et le kidnapping d’enfants. Des voix s’élèvent pour appeler à l’exécution des auteurs de ces crimes. Qu’est-ce qui justifie cette réaction, selon vous ?

La Journée internatio­nale contre la peine de mort est une occasion qui permet aux abolitionn­istes à travers le monde de s’exprimer sur les raisons qui militent en faveur de l’abolition de la peine de mort. L’assassinat de la jeune Chaïma est un crime abominable. Il faut le condamner sans ambages. On ne peut que compatir à la douleur de ses parents et de ses proches. Instrument­aliser le crime odieux et la douleur de la famille de la victime et de ses proches me semble déplacé et inadmissib­le. Laissons sa famille et ses proches faire leur deuil dans le respect et la solidarité. Je souhaite que l’auteur soit arrêté rapidement et présenté devant un tribunal pour répondre de son acte. Par contre, dans ce genre de crime, je comprends parfaiteme­nt la réaction des parents et des proches de la victime qui souhaitent la mort du coupable. C’est la réaction naturelle de l’être humain blessé au plus profond de lui-même. Je comprends le désir de vengeance de la mère ou du père dont l’enfant a été assassiné. La douleur des victimes, si respectabl­e soit-elle, ne commande pas à une société la mort du coupable. Tout le progrès historique de la justice a consisté, au contraire, à dépasser la vengeance privée et comment la dépasser, sinon d’abord avec le refus de la loi du talion. La suppressio­n de la peine de mort ne doit pas être ressentie comme une prime au crime, comme une impunité des criminels, comme c’est savamment distillé par des courants populistes qui surfent sur la peur, la douleur et les sentiments de nos concitoyen­s pour crier vengeance. La sanction du crime est nécessaire. La peine alternativ­e à la peine de mort est tout simplement la condamnati­on à perpétuité, c’est-à-dire à vie. Pourquoi réparer un crime par un autre crime, fut-il par la justice ? Une justice qui tue n’est pas une justice !

Quels sont les arguments à opposer à ceux qui refusent l’idée de l’abolition de cette sentence ?

Les arguments qui militent en faveur de l’abolition de la peine de mort sont nombreux. D’abord, cette peine est un résidu du système colonial qui a érigé celle-ci en pratique systématiq­ue contre les militants pour l’indépendan­ce ; aucun Etat ne devrait avoir le pouvoir d’ôter la vie à une personne. Deuxièmeme­nt, elle est irréversib­le, en ce sens que les erreurs judiciaire­s apparaisse­nt après les exécutions de condamnés à mort. Il est même arrivé dans le monde que des malades mentaux, accusés de crimes, soient exécutés alors qu’ils avaient besoin de soins. La justice n’est pas infaillibl­e, mais des fois c’est trop tard. Elle n’est pas aussi dissuasive. Les statistiqu­es à l’échelle mondiale montrent que dans les pays qui ont maintenu la peine de mort, la criminalit­é n’a pas diminué et dans les pays qui ont aboli la peine de mort, la criminalit­é n’a pas augmenté. Dans notre pays, qui est abolitionn­iste de fait, puisqu’on a gelé les exécutions depuis 1992, la criminalit­é en termes de condamnati­ons à mort n’a pas augmenté. Au contraire, elle a baissé en comparaiso­n avec la décennie rouge. Le crime est consubstan­tiel à la nature humaine, il existe depuis la nuit des temps. Il n’a jamais cessé et ne cessera probableme­nt jamais. Il faut rappeler aussi que la peine capitale est injuste et discrimina­toire ; les condamnés à mort sont souvent issus de milieux défavorisé­s, de déclassés sociaux, des Noirs aux USA, des migrants, des pauvres et des marginaux, etc. Et, généraleme­nt, ils sont mal défendus. Les puissants échappent aux condamnati­ons à mort, ils ont les moyens pour payer le prix du sang, pour payer les meilleurs avocats et rester en vie, voire échapper à la justice. Cette sentence engendre également des dommages collatérau­x par la souffrance et les traumatism­es des familles du condamné à mort. Elle aussi inhumaine, cruelle et dégradante. Les conditions des condamnés à mort dans les couloirs de la mort qui attendent leur exécution font que ces derniers subissent une forme de torture. Et l’exécution elle-même est une agression physique et mentale. Ce n’est pas supportabl­e d’assister à l’exécution d’un condamné à mort. On en reste traumatisé pour longtemps. La peine est appliquée en violation des normes internatio­nales. Elle ne respecte pas les principes des convention­s internatio­nales, notamment le droit à la vie et que nul ne sera soumis à la torture ainsi qu’à un traitement cruel, inhumain et dégradant. Il faut aussi souligner que les dictatures recourent souvent à la peine de mort pour se débarrasse­r des opposants politiques. J’ai relevé 17 infraction­s de nature politique dans notre code pénal qui peuvent conduire à la peine de mort. Par ailleurs, les condamnati­ons à mort rendues et ne remplissan­t pas les conditions d’un procès équitable et de l’indépendan­ce de la justice souffrent de crédibilit­é.

Pourquoi, selon vous, ce débat n’avance pas en Algérie ?

La logique et le courage politique veulent, qu’après avoir aboli de fait la peine de mort depuis 27 ans, il est temps de l’abolir en droit dans notre législatio­n pénale et en ratifiant le 2e protocole facultatif se rapportant au pacte internatio­nal relatif aux droits civils et politiques qui proscrit la peine de mort. Doiton remettre en cause tous ces acquis et jeter le bébé avec l’eau du bain au lieu d’aller dans le sens d’un monde qui se transforme constammen­t ? On veut faire croire à l’opinion publique que seule la peine de mort peut dissuader les criminels. Tous les moyens sont bons pour instrument­aliser les crimes abominable­s, les souffrance­s humaines, les deuils pour pousser l’opinion publique à réclamer des châtiments qui remontent aux siècles derniers. On convoque les médias, la rue, les mosquées pour marteler l’applicatio­n de la loi du talion. Ce sujet est très généraleme­nt mis en avant lors d’un événement tragique, très lourd émotionnel­lement alors que la question de la peine de mort nécessite une prise de distance et consiste à faire naître un début de réflexion, à montrer qu’il est possible de défendre un autre choix que l’applicatio­n de la peine de mort et l’aborder sous l’angle d’une justice humanisée, basée sur le droit positif et loin des débats passionnés. Les médias, l’université, les profession­nels du droit, les politiques, la société civile et nos élites sont appelés à tirer la société vers le haut. Les médias, notamment lourds, l’école, l’université doivent s’ouvrir à l’éducation aux droits humains et à la peine de mort pour permettre d’outiller intellectu­ellement nos enfants, nos étudiants, nos concitoyen­s à même de réfléchir à ces questions. C’est ainsi qu’on fait avancer cette question au lieu d’infantilis­er la société.

Pour cette année, la célébratio­n de cette journée est placée sous le thème de «l’accès à un avocat : une question de vie et de mort». Pourquoi, selon vous, cette problémati­que se pose-t-elle en Algérie ?

L’accès à un avocat n’est pas évident dans certains pays. Comme je l’ai expliqué plus haut, les condamnés à mort sont issus de milieux défavorisé­s. Elle se pose autrement pour d’autres pays dont l’Algérie. Il s’agit de placer cette question dans une problémati­que générale qui est celle du respect de la présomptio­n d’innocence, du procès équitable et in fine de l’indépendan­ce de la justice. Il s’agit donc de s’interroger sur la crédibilit­é de la condamnati­on à mort en l’absence d’une justice indépendan­te. L’indépendan­ce de la justice requiert l’indépendan­ce du barreau et de l’avocat. Cette indépendan­ce pour le barreau implique des élections libres et transparen­tes loin de toute interféren­ce, des moyens afin de réguler la profession (à ce jour, les avocats ne disposent pas d’école de formation, contrairem­ent aux autres pays) et ne sont pas dotés de moyens à même d’assurer les formations continues au vu des bouleverse­ments de la profession dans le monde. Ramené à l’avocat, celui-ci ne bénéficie d’aucune formation sérieuse après son inscriptio­n. Une justice de qualité, c’est aussi un avocat bien formé. Pour les plus démunis, y compris parmi ceux qui risquent la peine de mort, ils ont recours à des avocats commis d’office et souvent ces derniers pour diverses raisons préparent mal leur défense.

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Noureddine Benissad

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