La fabrique d’un principe juridique
Mohamed Sadoun, prix Mohammed Dib, connu pour son roman Débâcle, vaste fresque campant l’histoire d’une tribu de 1830 au début du XXe vient de republier aux éditions Riveneuve un essai consacré à la figure de ce juge oublié. Il s’agit tout autant de la genèse d’une grande idée du droit que d’une biographie appuyée sur les archives de l’Assemblée et du Sénat. Le promoteur de cette idée de justice sociale, Paul Magnaud, a trouvé dans un auteur franco-algérien un porte-voix au XXIe.
UN ESSAI CIRCONSTANCIEL ET POURTANT TOUJOURS D’ACTUALITÉ
Le moment de la première publication de l’ouvrage – 2011 – éclaire les intentions de l’auteur : c’est celui du discours de Grenoble prononcé par l’ancien président de la République française, Nicolas Sarkozy, les mesures annoncées visent les délinquants d’origine étrangère uniquement répressives, elles ne prennent pas en compte les causes sociales de la délinquance ni la possibilité pour un individu de s’amender, fait observer Mohamed Sadoun. C’est dans ce contexte que l’auteur s’intéresse à l’affaire Ménard. Celle-ci avait eu un grand retentissement en 1898 grâce à l’article que lui consacra Clémenceau dans L’Aurore, le journal qui, quelque temps auparavant, avait été en première ligne dans l’affaire Dreyfus. Dreyfusard, anticolonialiste, Clémenceau fut aussi le ministre à l’oeuvre paradoxale, à la fois briseur de grèves et pourtant soucieux de protection sociale. En apportant son soutien au juge de Château-Thierry, Clémenceau contribue à poser les bases d’une exigence nouvelle en matière de droit : l’état de nécessité. Louise Ménard, au chômage, sans ressources et ayant en charge sa mère et son fils, avait été acquittée du vol d’un pain le 4 mars 1898 par le juge Magnaud au motif «que la faim est susceptible d’enlever à tout être humain une partie de son libre arbitre… qu’un acte ordinairement répréhensible perd beaucoup de son caractère frauduleux, lorsque celui qui le commet n’agit que poussé par l’impérieux besoin de se procurer un aliment de première nécessité… cette irresponsabilité doit… être admise en faveur de ceux qui ont agi sous l’irrésistible impulsion de la faim ». Pour Paul Magnaud, une telle situation ne devrait pas exister dans une «société bien organisée». Mohamed Sadoun montre très bien qu’en introduisant ce principe, le juge est un précurseur puisque ce principe sera inscrit un siècle après dans la législation française.
LES MULTIPLES IMPLICATIONS DU PRINCIPE
L’essai de Mohamed Sadoun n’est pas seulement stimulant parce qu’il expose les tribulations d’un principe juridique de sa naissance à son inscription dans la loi, mais aussi parce qu’il amène à réfléchir à ses multiples applications. A quoi renvoie l’état de nécessité ? Depuis 1994, l’article 122-7 du code pénal prévoit : «N’est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace.» Comme le remarque Mohamed Sadoun, en droit public, «l’irresponsabilité invite donc à dépasser le droit positif en vigueur au nom de principes supérieurs». Il ajoute que c’est ce principe qui a été évoqué dans les procès au moment de la décolonisation au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes où au moment des combats féministes. L’essai de Mohamed Sadoun est particulièrement stimulant en ce qu’il rend accessible la grande fabrique du droit.