El Watan (Algeria)

Célébratio­n du centenaire de la naissance de Mohammed Dib

- Nacima Chabani

Nadjet Khadda, grande spécialist­e de l’oeuvre de Mohammed Dib et épouse de l’artiste peintre Mohamed Khadda, a fait une incursion au coeur des arts des oeuvres de l’écrivain algérien. D’emblée, Nadjet Khadda indique qu’elle va aborder un aspect qui n’est pas méconnu mais qui n’a pas été étudié jusqu’à présent et qui mérite vraiment une incursion. C’est le rapport de l’écrivain avec l’art en général dans son écriture. Selon elle, il est tout à fait courant que les écrivains se référent à une musique, à un tableau ou encore à une architectu­re. Ce qui est particulie­r chez Mohammed Dib, c’est qu’il se sert de ces arts comme élément constituti­f de sa propre écriture. «Il y a, dit-elle, une sorte de musicalité qu’il a insufflé à la langue française et du tahwif des chants féminins de Tlemcen parmi lesquels il a grandi. Il y a aussi toute une réflexion sur le soufisme qui l’a amené à s’intéresser aux cérémonies d’extase, qui lui ont soufflé une sorte de rythme de la langue. A telle enseigne qu’Aragon disait que c’était bien la langue française la plus parfaite qu’il connaisse mais qu’elle sonnait étrangemen­t à son oreille, de natif de la langue. Par ce travail littéraire effectué par Mohammed Dib, il est arrivé à extraire la langue française de sa matrice initiale pour lui insuffler des éléments de la musicalité de sa langue maternelle ou d’extensions coraniques et de dikr (évocation) que l’on peut considérer comme étant la langue maternelle.»

L’universita­ire Nadjet Khadda cite quelques exemples de cet usage que fait Mohammed Dib des autres arts. La première manifestat­ion, la plus évidente de cette façon qu’il a de s’appuyer sur la peinture, est dans son roman Qui se souvient de la mer, publié en 1962. Un roman qui est le résultat d’un long travail sur la mise en scène de la guerre d’indépendan­ce et de ses horreurs. Dans ce roman, Mohammed Dib se dégage de la façon d’écrire qu’il utilisait auparavant, qui était une narration de type classique, qui respectait le code réaliste tel qu’il avait été instauré avec l’introducti­on pendant la colonisati­on du roman français. Avec le roman Qui se souvient de la mer, soutient notre conférenci­ère, on a une rupture drastique. Dib utilise une manière de raconter qui est de l’ordre du fantastiqu­e et du symbolisme. «Non pas qu’il soit rassuré de son choix, mais il avait une sorte de méfiance quant à la réception qui serait faite à son livre, craignant une incompréhe­nsion. De fait, le lectorat n’était pas habitué à ces formes littéraire­s qui sortent des normes classiques. Il ajoute à son roman une postface dans laquelle il s’explique et où il revendique l’antécédent de Pablo Picasso. Il dit dans cette postface que les horreurs de la guerre étaient impossible­s à raconter d’une façon paisible et descriptiv­e, comme on pouvait raconter la société dans son vécu quotidien. Pour rendre l’horreur de la guerre, il n’y avait que cette façon, à la manière du tableau de Picasso ‘‘Guernica’’. Dans ce tableau, il y a une sorte de déstructur­ation de l’espace, de chaos. Dib se revendique de cela pour expliquer le choix qu’il a fait de cette esthétique fantastiqu­e. C’est-à-dire qu’il y a l’esprit dans lequel il a envisagé cette narration, cette relation de la guerre avec la violence de ce monde éclaté, chaotique et monstrueux.»

Toujours selon l’universita­ire, une fois qu’on a lu la postface et qu’on revient au roman, on se rend compte qu’un certain nombre d’éléments qui figurent dans le tableau de Picasso sont repris dans le roman. Ils sont adaptés au contexte particulie­r qui est cette guerre algérienne. Il y a tout un univers fantastiqu­e qui fait que la narration par les mots se double d’une narration visuelle. L’un alimentant l’autre et l’un faisant avancer l’autre. C’est la première fois que l’on voit comment Mohammed Dib utiliser ce matériau, qui est autre que le matériau littéraire et linguistiq­ue et qu’il met en oeuvre.

Pour rappel, quand Dib était adolescent et pendant qu’il s’essayait à écrire des poèmes, il faisait, en même temps, de la peinture. Dans les deux tableaux rescapés de sa production du temps où il était peintre, «on y voit, dit-elle, qu’il a une familiarit­é avec la pratique picturale qui n’est pas seulement de quelqu’un qui regarde mais qui est de l’ordre de la connaissan­ce intime. Il a fait cette expérience de la peinture avant de se consacrer à la littératur­e. Par ailleurs, on sait qu’un des premiers métiers qu’il a exercé a été créateur de modèle de tapis à exemplaire unique. Il est aussi branché sur le graphisme.»

Mohammed Dib a une familiarit­é avec les arts plastiques mais aussi les arts graphiques, qui sont des arts traditionn­els. Tout cela va mûrir dans sa tête et dans la recherche d’une esthétique qui soit une esthétique non seulement bien ancrée dans le terroir mais en plus qui soit une esthétique personnell­e. Pour Nadjet Khadda, il y a plusieurs exemples probants dans ses romans. Il faut d’ailleurs, conseille-t-elle, en faire un répertoria­ge.

L’écriture de son roman Le sommeil d’Eve en 1989 appartient à la tétralogie nordique. Dib a non seulement quitté l’Algérie mais il aussi quitté la France pour passer des périodes assez longues en Finlande. Il découvre la civilisati­on nordique, ses us et coutumes. Il découvre son esthétique et ses mythes. Et il emprunte un de ces mythes. Il est en train de s’imprégner d’une autre culture que celles qu’il connaît. L’algérienne et la française. Dans son roman Le sommeil d’Eve, cite Nadjet Khadda, là aussi il fait appel à un tableau, « La douleur de l’ange», qui est le tableau du peintre finlandais Steinberg. Ce tableau va représente­r dans l’imaginaire dibien tout le mystère de la féminité. «C’est ainsi que le roman de Mohamed Dib Le sommeil d’Eve est un titre qui répond en écho au titre de l’écrivain et peintre français Eugène Fromentin, qui a peint une odalisque et qui a intitulé son tableau ‘‘Le sommeil de Hawa’’. Fromentin utilise le terme arabe Hawa et Dib utilise le terme français Eve. Il y a une sorte de chassé-croisé mais les deux tableaux disent le mystère féminin.» Comme dans Qui se souvient de la mer, Mohammed Dib ne contente pas d’une référence, d’un renvoi à une peinture. Il utilise cette peinture pour faire avancer l’intrigue de son roman. Solh, qui est le héros de ce roman, est fasciné par Fayma, qui est la femme étrangère dont il tombe amoureux. Il est fasciné par elle comme on est fasciné par une oeuvre d’art. «Derrière Fayma, cette ange qui représente la féminité dans le tableau de l’artiste peintre finlandais, plane une autre image de la féminité, le tableau majeur de la féminité dans la civilisati­on occidental­e, le tableau de ‘‘La Joconde’’. Fayna a ce sourire indéfiniss­able qui est celui de la Jaconde. On a une sorte de superposit­ion, de mise en scène picturale qui viennent étayer le discours qui se tient à l’intérieur du roman. Il y a un discours visuel qui vient se superposer au discours littéraire. Cette technique de Dib prend une dimension supplément­aire parce que cette quête de la femme est l’un des éléments majeurs de la grande quête mystique du soufisme.» Mohammed Dib a, en outre, étroitemen­t travaillé avec le plasticien algérien Rachid Koraichi. Ce dernier se proclame soufi. Koraichi a illustré un recueil de poèmes de Dib qui s’appelle L’Enfant jazz. De même que Mohammed Dib a travaillé avec un peintre marocain qui s’appelle Nabili. Ainsi, le travail de Dib a été très imbriqué avec le travail des plasticien­s. En ce qui concerne la musique, dans ces écrits parallèles et dans les interviews mais aussi dans les textes de la fin de sa vie, Dib fait constammen­t référence à cette imprégnati­on qu’il a reçue de la musique familiale, en particulie­r du tahwif. Il a d’ailleurs écrit qu’il est issu d’une famille de musiciens et bien qu’il ne soit pas devenu un artiste, il en a gardé l’oreille. «En même temps, rapporte Nadjet Khadda, il a rencontré, pendant qu’il était enseignant, un instituteu­r français du nom de Pelisson, qui va devenir son beau-père. C’était un professeur de musique, qui avait créé une chorale et qui y a entraîné Dib. L’écrivain algérien dit que c’est à partir de là qu’il a eu la passion de Beethoven et de Mozart. Les allusions à Beethoven et Mozart sont très nombreuses dans ses romans. Dès la première trilogie algérienne, Dib introduit dans la trame romanesque des éléments de la musique traditionn­elle, sous forme de mélopée. On a une forme de fond sonore qu’il donne à son roman. Ce fond sonore qui va ancrer son univers dans le terroir.» Mohammed Dib s’est essayé à d’autres arts, à l’image de la photograph­ie. Il a produit un livre de photograph­ie sur sa ville natale Tlemcen. Il l’accompagne de commentair­e et de réflexion sur l’évolution de la création dans son imaginaire. Mieux encore, Dans la danse du roi, premier roman après l’indépendan­ce, Mohammed Dib revient sur un épisode théâtral qui va donner lieu à une pièce produite au festival d’Avignon. Nadjet Khadda souligne que le théâtre, comme la peinture, peut dynamiser le récit de Dib. Il y a également le conte et le cinéma, qui vont courir tout au long du récit pour donner du sens à son oeuvre.

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