El Watan (Algeria)

«La meilleure façon de réduire la facture en devises est de promouvoir la production nationale»

- LIRE L’ENTRETIEN DE DJAMILA KOURTA

Le marché du médicament connaît actuelleme­nt une forte perturbati­on dans une conjonctur­e marquée par une crise sanitaire et économique. Rupture de produits essentiels et annonce de nouvelles mesures restrictiv­es pour l‘importatio­n et la production nationale. Le président de l’Union nationale de opérateurs de la pharmacie (UNOP), le Dr Abdelouhed Kerrar revient dans cet entretien sur les inquiétude­s, les incompréhe­nsion et les attentes des opérateurs quant au développem­ent de ce secteur qui fait face à d’énormes difficulté­s.

De nombreux médicament­s sont actuelleme­nt en rupture au niveau de la PCH et des pharmacies d’officine. Les autorités sanitaires évoquent la pandémie de Covid-19. Quelles sont, d’après vous, les raisons de ces tensions ?

La question des ruptures des produits pharmaceut­iques est récurrente dans notre pays depuis de très longues années déjà. Les causes sont bien connues et l’UNOP n’a cessé de les exposer publiqueme­nt. Un document exhaustif des causes et des conséquenc­es a été communiqué en novembre 2018 au ministère de la Santé. Elles se rapportent principale­ment aux perturbati­ons qui affectent de manière cyclique la programmat­ion des importatio­ns aussi bien des produits finis que des intrants destinés à la production locale. Elles se rapportent également aux déficience­s liées à la régulation de notre système de distributi­on et à l’absence de maîtrise des statistiqu­es de consommati­on. Et pour le cas présent, on ne peut pas nier que la pandémie de la Covid-19 a compliqué singulière­ment la situation chez nous comme dans de nombreux pays à travers le monde. A tout cela s’ajoute le changement majeur avec la création d’un ministère spécialeme­nt dédié au développem­ent de la production pharmaceut­ique nationale. On a bien vu à quel point la naissance de cette structure ministérie­lle a été dystocique avec les remous qu’elle a soulevés, ce qui n’est pas fait pour faciliter la prise en main des problèmes qui durent depuis plus de deux années. Nous ne pouvons pas ignorer les contrainte­s que la crise financière impose actuelleme­nt à l’ensemble de notre économie. Pour le cas particulie­r de la filière pharmaceut­ique, alors même que toute forme d’ajustement par les prix est proscrite (du fait qu’ils sont fixés administra­tivement et figés sur une période de cinq années), il lui est demandé de faire dans l’immédiat une économie substantie­lle sur la facture à l’importatio­n. Cela étant, et même si le phénomène des ruptures touche y compris les pays les plus développés, il reste que toutes les explicatio­ns que l’on peut donner ne doivent pas faire oublier le climat anxiogène auquel des malades peuvent se trouver exposés. Cela décuple la responsabi­lité qui pèse sur tous les intervenan­ts de la chaîne pharmaceut­ique.

L’instaurati­on d’une attestatio­n de régulation a été mal accueillie par les opérateurs de la pharmacie qui estiment qu’elle accentuera les pénuries de médicament­s. Etes-vous d’accord, et est-ce que cette mesure est réellement nécessaire puisque les programmes prévisionn­els à l’importatio­n pour 2020 ont été déjà soumis au préalable par le ministère de la Santé pour validation ?

Les importatio­ns du secteur pharmaceut­ique – produits finis et intrants –, à la différence de tous les autres secteurs de notre économie, sont étroitemen­t encadrées depuis longtemps. Elles obéissent à des programmes annuels, les intervenan­ts sont des profession­nels et sont bien identifiés et les prix sont contrôlés d’un bout à l’autre de la chaîne d’approvisio­nnement et de distributi­on. On comprend donc que les opérateurs concernés soient surpris et ne saisissent pas vraiment la significat­ion d’une nouvelle autorisati­on administra­tive qui vient se surajouter à des procédures antérieure­s déjà bien établies et éprouvées de longue date. Apparemmen­t, le ministère de l’Industrie pharmaceut­ique dont les prérogativ­es viennent d’être publiées et auquel le Conseil des ministres a demandé publiqueme­nt de réaliser une économie substantie­lle et immédiate, de l’ordre de 30%, sur la facture de l’importatio­n de produits pharmaceut­iques, a décidé de procéder à un audit des décisions prises jusque-là, avant qu’il ne prenne luimême en main la direction des opérations. Nos entreprise­s sont échaudées par les errances de la gestion bureaucrat­ique qui a marqué, des années durant, leur activité. Elles se méfient donc de toutes mesures impromptue­s qui ne vont pas clairement dans le sens de la prise en charge des problèmes concrets qu’elles vivent sur le terrain et au quotidien. Nous espérons que l’autorité compétente prendra soin de dissiper leur légitime inquiétude au cours des tout prochains jours.

L’un des arguments avancés à travers cette attestatio­n est la réduction de la facture d’importatio­n et la protection des médicament­s fabriqués localement. Qu’en pensez-vous ?

L’UNOP s’est positionné­e à de multiples reprises et depuis longtemps à ce sujet. Nous sommes conscients que notre pays traverse une crise financière sévère et nous comprenons donc parfaiteme­nt que le gouverneme­nt veuille réduire l’importatio­n de produits pharmaceut­iques. Mais cela ne devrait pas se faire au détriment de la prise en charge de la demande de soins. Il s’agit selon notre compréhens­ion de rationalis­er et non de rationner. Les restrictio­ns sur l’approvisio­nnement en produits pharmaceut­iques ne devraient intervenir que bien après d’autres besoins moins prioritair­es. On oublie souvent que les importatio­ns d’un produit aussi nocif que le tabac ne sont soumises à aucune restrictio­n et qu’elles coûtent au pays des centaines de millions de dollars chaque année. Elles bénéficien­t même de quotas en exonératio­n de droits de douane dans le cadre de l’accord avec l’Union européenne.

Par ailleurs, nous attirons l’attention du gouverneme­nt sur la nécessité de tout faire pour ne pas pénaliser les importatio­ns d’intrants destinés à la fabricatio­n locale. C’est sur ce point que nos adhérents sont dubitatifs. En effet, la meilleure façon de réduire durablemen­t et efficaceme­nt la facture en devises, c’est de promouvoir la production nationale. Par rapport à son équivalent importé, le produit local génère une économie moyenne en devises qui fluctue d’un médicament à un autre dans une fourchette allant de 30 à 80%. L’orientatio­n à imprimer à la politique publique dans ce domaine est donc tout à fait évidente.

Enfin, pour cette nouvelle exigence d’une attestatio­n de régulation, nous voudrions être rassurés quant à son caractère ponctuel et provisoire. Le ministre a parlé d’une mesure transitoir­e qui devrait disparaîtr­e au bout de trois mois. Il serait souhaitabl­e que cela soit confirmé avec force et très rapidement.

Le ministre de l’Industrie pharmaceut­ique, Lotfi Benbahmed, a affirmé que cette nouvelle mesure est un moyen d’instaurer une meilleure régulation du marché. Ne pensez-vous pas que cette mesure jugée «bureaucrat­ique» aura un impact sur le projet phare du gouverneme­nt qui est de développer la fabricatio­n locale et l’exportatio­n ?

A l’UNOP, nous nous étions réjouis de la création d’un départemen­t ministérie­l dédié à l’industrie pharmaceut­ique, de même que nous sommes alignés sur le plan d’action approuvé par le gouverneme­nt. Il faut reconnaîtr­e qu’à la différence de ce qui se passait auparavant, nous sommes maintenant consultés sur les projets importants touchant à la modernisat­ion du cadre réglementa­ire de notre filière, au système de fixation des prix et à l’enregistre­ment des produits pharmaceut­iques fabriqués localement. Cela étant, nous n’avons pas donné de chèque en blanc et nous sommes attentifs à la rapidité dont celles-ci vont se traduire sur le terrain. Nous avons été confrontés dans le passé à l’énorme fossé qui séparait souvent les intentions louables affichées par nos gouvernant­s des dures réalités auxquelles été confrontée­s nos entreprise­s. Nos attentes les plus urgentes sont concrètes. Il s’agit de résorber rapidement le passif des demandes d’enregistre­ment en attente pour certaines depuis trois années. La réponse à une demande d’enregistre­ment ne devrait pas, à l’avenir, dépasser les six mois. Les prix de nos produits devraient être ajustés régulièrem­ent pour tenir compte de l’inflation des coûts internes et de l’érosion du taux de change. Les procédures régissant l’acte d’exportatio­n doivent sortir du carcan bureaucrat­ique actuel pour être alignées sur les normes mondiales. Plus généraleme­nt, nous devons prendre conscience que notre économie est connectée au monde. Le besoin de performanc­e ne concerne pas que nos entreprise­s, les administra­tions qui régulent nos activités devraient elles-mêmes être beaucoup plus réactives. Les projection­s de consommati­on de produits pharmaceut­iques au cours des prochaines années devraient prendre en compte l’impact d’une croissance démographi­que annuelle à 2% sur nos dépenses de soins, la transition épidémiolo­gique budgétivor­e, ainsi que tous les arbitrages fins qu’il convient d’opérer en termes de politique de santé publique. Malheureus­ement, ce type de débat pourtant vital n’a pas encore droit de cité chez nous. Il serait temps de s’en soucier pour donner à notre pays les moyens d’appréhende­r l’avenir dans la confiance et la sérénité.

“Nous sommes conscients que notre pays traverse une crise financière sévère et nous comprenons donc parfaiteme­nt que le gouverneme­nt veuille réduire l’importatio­n de produits pharmaceut­iques. Mais cela ne devrait pas se faire au détriment de la prise en charge de la demande de soins.

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Dr Abdelouahe­d Kerrar

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