«En Algérie, on n’exploite pas ou très peu les sources littéraires orales ou écrites»
● Dans cet entretien, Mohamed Rochd soutient que les historiens ne se sont pas penchés sur la question de la pénétration coloniale au Sahara parce qu’ils ne s’intéressent qu’à l’Algérie du Tell et des Hauts-Plateaux. Il ajoute, par ailleurs, qu’en Algérie, les historiens n’exploitent pas ou très peu les sources littéraires orales ou écrites car leur formation ne les y prépare pas.
N’est-il pas curieux que les historiens, nationaux et autres se soient si peu penchés sur la question de la pénétration coloniale au Sahara ?
En ce qui concerne la pénétration coloniale au Sahara, il y a un historien qui l’a développée. C’est Jacques Frémeaux in Le Sahara et la France, 2010, éd. Sotéca. Mais il n’a pas compris que la résistance à l’occupation était tribale. Son exposé est loin de me satisfaire. Depuis 1977, il y a un ouvrage dont j’ai eu connaissance vers 1998 grâce à la référence de Pascal Venier dans son Lyautey avant Lyautey. Malheureusement, il est en anglais, langue que je ne lis pas. Il s’agit du travail de Ross Dunn, Résistance in the Desert : Moroccan Responses to French Imperialism -1881-1912, éd. par University of Wisconsin Press. Dunn a réalisé une enquête sur le terrain mais s’appuie essentiellement sur les archives militaires françaises pour «y chercher l’image [...] réfractée de la société indigène». L’ouvrage en deux parties dont la première «propose une analyse des structures politiques et économiques des deux tribus Aït Atta et Dawi Mani (Doui Menia) et de deux ensembles oasiens Tafilalet et Figuig» et la deuxième relate «les mouvements de résistance face à la pénétration militaire française». Ce travail ne traite donc que d’une partie de la pénétration. Les historiens ne se sont pas penchés sur cette question car ils ne s’intéressent qu’à l’Algérie du Tell et des Hauts-Plateaux, sa partie saharienne est essentiellement le résultat de l’action coloniale, l’Algérie sous les Turcs ne disposait pas de territoire saharien. De plus, il relève que l’occupation du Sahara algérien de l’Ouest ravive l’embarrassante question sa «marocanéité» proclamée par la Maroc, un sujet trop sensible
On observe en général que dans l’écriture de l’histoire, les historiens exploitent les sources littéraires orales ou écrites comme source documentaire. Ce n’est pas le cas en Algérie où ce sont des littéraires qui les ont exploitées pour établir des historiographies…
En Algérie, on n’exploite pas ou très peu les sources littéraires orales ou écrites car leur formation ne les y prépare pas. Il y a aussi le problème des langues. En Algérie, l’histoire est essentiellement du domaine des arabisants alors que les sources littéraires sont essentiellement françaises. Un bon historien de cette époque devrait maîtriser au minimum l’arabe, le français et l’osmanli.
Qu’apporte l’oeuvre d’Isabelle Eberhardt à la connaissance historique ?
Ageron, à qui on doit le tome II de L’Histoire de l’Algérie contemporaine (de 1871 à 1954) et son monumental Les Algériens musulmans et la France (2 tomes) cite Pages d’Islam comme source d’information.
Sur quatre-vingt-dix nouvelles d’I. Eberhardt, il n’y a qu’une dizaine qui ne concerne pas le monde musulman. Autrement dit, presque les neuf dixièmes évoquent le Maghreb autochtone : c’est dire l’importance du thème. Le récit de voyage, sud oranais, est presque entièrement consacré au même monde (soit 226 p. sur 228). Pour ses deux romans inachevés, Rakhil et Trimardeur, il n’y a que le second qui a comme héros un Occidental, Orchanow, qui finit ses vagabondages dans la Légion en Algérie (3e partie) où il fréquente les musulmans.
Dans votre étude, vous avez ignoré la mémoire collective, privilégiant les sources historiques produites par les historiens et les écrits des militaires, le tout conforté par les observations d’Isabelle Eberhardt.Vous vous en défiez... Personnellement, hélas, je n’ai qu’une très faible connaissance de l’arabe et cela je le regrette.
A propos du cas de Cheikh Bouamama, j’ai signalé que sa célébrité vient essentiellement de la mémoire collective. Les Algériens qui se sont penchés sur lui n’ont que peu de souci d’objectivité et versent dans le panégyrique.
D’après mes souvenirs, Mohamed Salhi a publié un ouvrage consacré à Cheikh Bouamama en 1981. Vous disculpez Isabelle Eberhardt de toute collaboration au service du général Lyautey. Mais s’il tolérait sa présence, n’est-ce pas parce qu’il y trouvait son compte puisqu’elle épousait dans ses écrits ses vues sur sa stratégie d’occupation et qu’en ce sens médiatiquement elle le servait ?
Au début, mon article voulait apporter des rectifications et des précisions à l’article de Bellaredj Boudaoud Isabelle Eberhardt et le colonialisme publié par Etudes islamiques du Haut Conseil islamique. D’où la partie sur les références à l’histoire d’Isabelle Eberhardt. Comme l’écrivaine n’a enfreint aucune loi, le général Lyautey ne pouvait pas s’opposer à sa présence dans le Sud-Ouest.
Maintenant, il est vrai que Lyautey y trouvait son compte car elle épouse, dans ses articles politiques, en grande partie, ses vues. Néanmoins, en l’absence du quatrième journalier de l’écrivaine, journalier qui a disparu, on ignore ce qu’elle pensait réellement de lui.