El Watan (Algeria)

La crise de Covid-19, dans la tête de «monsieur tout le monde»

- Par Mohamed Cherif Amokrane Auteur, formateur et stratège en communicat­ion M. C. A. contact@cherif-amokrane.com

Devant la crise sanitaire qui secoue le monde, chamboule les vies et sème inquiétude et peur, on oublie souvent que l’individu vit cette situation comme une expérience, au sens large du terme ; c’est-à-dire dans une mesure qui l’implique physiqueme­nt, mentalemen­t et émotionnel­lement. Les perception­s qu’il s’en fait sont étroitemen­t liées à son vécu. Il est donc nécessaire de compléter les procédés planifiés de changement du comporteme­nt par une prise en compte de ce qui se passe dans la tête de monsieur tout le monde.

Sans prétendre apporter une contributi­on aux normes académique­s des mondes de la sociologie, de la psychologi­e et de la psychologi­e sociale, le présent article est surtout une analyse d’un spécialist­e en communicat­ion, qui propose des pistes pour améliorer la communicat­ion de sensibilis­ation autour de la Covid-19.

ASSURER LA DIFFUSION, ÇA NE SUFFIT PLUS

Une vision purement technicist­e peut nous induire en erreur. Cela arrive quand nous considéron­s l’individu comme un récipient vide avant la communicat­ion, plein après celle-ci. Comme si les messages qu’il reçoit seront gardés tels qu’ils ont été livrés, et comme si l’individu ne produira rien, comme pensées et réflexions, en se basant justement sur les messages dont il est le destinatai­re. C’est en oubliant cela que certains se disent à un moment donné : «Nous avons suffisamme­nt informé » ou «Tout le monde est au courant»… Dans l’absolu, le fait d’informer est la tâche la plus facile en communicat­ion. Mais pas dans notre ère, où deux grands problèmes, liés surtout à l’avènement des nouvelles technologi­es, compliquen­t le travail de tout communicat­eur. Il s’agit premièreme­nt de la surinforma­tion, puisque l’individu est bombardé d’un flux «inhumain» d’informatio­ns et il ne possède ni le temps ni les compétence­s (du moins pas toujours) de les filtrer. Ce qui rend la tâche de lui faire parvenir une informatio­n, très difficile. Et le deuxième problème, qui semble indissocia­ble de l’espace numérique, est celui des fakes news. Non seulement elles contribuen­t à augmenter le nombre d’informatio­ns que l’individu doit trier au présent, mais elles causent une remise en question de tout ce qu’il savait auparavant. Autrement dit, là où il suffisait de faire parvenir la bonne informatio­n au bon moment et à la bonne personne, il faut désormais la protéger contre les interféren­ces pendant et après la diffusion.

LA CRISE LIÉE À LA COVID-19 EST VÉCUE ÉMOTIONNEL­LEMENT

L’actuelle crise sanitaire affecte la vie des gens, elle touche leurs habitudes, leur sentiment de sécurité, leur capacité à appréhende­r l’avenir, leurs liens sociaux, leur travail… elle change tout autour d’eux. Et c’est parce qu’elle a tout changé du jour au lendemain qu’elle a induit une nouvelle ambiance, dont les marqueurs sont perçus individuel­lement ou collective­ment. Si nous revenons aux premiers moments où la société a pris conscience de la gravité de la situation, il y avait un certain nombre de repères collectifs : le couvre-feu, les magasins fermés, l’interdicti­on des rassemblem­ents, la peur ambiante, les contravent­ions pour les gens qui ne respectaie­nt pas les mesures de protection et il y avait aussi les appels lancés par les mégaphones des services de sécurité, qui faisaient penser aux scénarios apocalypti­ques dans le cinéma américain ! Au niveau individuel, chacun se constitue un ensemble de repères assez subjectif : «Qu’est-ce

qui fait que la situation soit grave de mon point

de vue ?». Cet ensemble n’est pas indépendan­t des repères collectifs, mais il va plus ou moins, selon les personnes, influencer les jugements et les comporteme­nts. Par exemple : «Mon voisin médecin sort faire ses courses sans mettre un masque» ; «Mon ami journalist­e qui parle souvent dans les médias n’applique rien de ce qu’il recommande» ou encore «Personne dans mon entourage n’a été contaminé». Bien évidemment, ce sont les repères collectifs qu’il faut prendre en considérat­ion dans la communicat­ion publique, tandis que les repères individuel­s peuvent rendre plus efficace la communicat­ion interperso­nnelle (d’un individu à l’autre).

LA COMMUNICAT­ION BUTE SUR LES REPÈRES SOCIAUX

L’expérience a démontré jusqu’à présent qu’à l’instant même où l’on touche aux repères que suivent les individus pour déterminer la gravité de la situation, il y a relâchemen­t dans le respect des mesures barrières. Par exemple, lorsque la décision de repousser le début du couvre-feu à 23h, ou lorsque les plages, les cafés, les mosquées… ont été autorisés à accueillir du monde, le message perçu par la population était que la situation épidémiolo­gique est en nette améliorati­on. Et dans ce cas, la communicat­ion devient inopérante devant des conviction­s difficiles à percer. En fait, la seule solution devant un tel cas, c’est d’identifier les repères sociaux ainsi que les conviction­s qu’ils engendrent afin de les démonter un par un, en recourant à beaucoup de pédagogie. Par exemple : «Nous avons décidé de rouvrir les restaurant­s et les cafés, carilya X nombre de familles qui ont été privées de ressources durant plusieurs semaines. La réouvertur­e est dictée par la nécessité sociale et non par la diminution du risque sanitaire». A chaque fois où l’on touche à un repère collectif, il faut déployer une communicat­ion adéquate afin de ne laisser aucun espace à l’interpréta­tion induisant le relâchemen­t.

À CHACUN SON COMPROMIS

La vie sociale est faite de compromis. Nous en faisons tout le temps et partout. C’est le seul moyen de vivre en harmonie au sein d’une société. La nécessité du compromis vient de l’affronteme­nt entre les aspiration­s individuel­les et les contrainte­s que nous impose notre environnem­ent. Devant la crise liée à la Covid-19, nous faisons des compromis de différente­s natures (médicale, juridique, sociale), pour concilier entre ce que nous jugeons inévitable et ce que nous pouvons sacrifier. D’un point de vue médical, nous savons qu’il serait plus sûr de limiter les contacts avec nos proches, mais nous refusons d’aller aussi loin dans l’observatio­n des précaution­s. Nous savons aussi qu’il est risqué d’aller manger dehors, mais nous le faisons car nous avons besoin de notre «dose de vie normale». Tout cela pour dire qu’aucun humain ne peut respecter toutes les mesures tout le temps, surtout avec une crise qui dure depuis de longs mois. Les gens préfèrent un minimum acceptable qu’ils peuvent respecter durant longtemps, plutôt qu’un maximum auquel ils renoncerai­ent après un moment. Il est important de savoir où se situe la zone de croisement des compromis, au sein d’une société. Car pour les autorités d’un pays, il faut avant tout chercher l’adhésion et il faut la chercher dans ce qui est perçu comme acceptable par la population, cela avant de passer à la sanction si nécessaire. En conclusion, s’il y a une chose que la crise actuelle nous dévoile, c’est bien le fait que nous ne la comprenons pas entièremen­t, et ce, quelle que soit notre perspectiv­e. Elle nous impose de rester sur un mode d’apprentiss­age et de nous remettre en question continuell­ement. Sommes-nous près de cet état d’esprit ?

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