Le «khammès» de l’Enseignement supérieur
On dit de l’Université que c’est comme une grande famille, la famille universitaire où enseignants et étudiants cohabitent dans une atmosphère apaisée et bon enfant. En fait, au-delà de cette image romantique se cachent nombre de clivages, de non-dits et d’habiles escamotages. Nous aborderons ici le cas de la composante universitaire des plus exploitées qu’il soit en Algérie, j’ai nommé celle de l’enseignant vacataire, le khammès de l’Université.
Nous parlons d’un corps sans véritable statut légal, non reconnu par la Fonction publique ni par aucune agence de l’Etat, et qui enseigne au taux de 240 DA par heure, soit moins que le salaire d’un apprenti maçon payé à l’heure et plusieurs fois moins que ledit maçon payé à la tâche. D’un autre côté, ils constituent dans nombre d’universités une fraction allant jusqu’à la moitié des effectifs enseignants, et sans eux l’Université coulerait. Jamais labeur n’a été aussi mal apprécié et mal rétribué de toutes les catégories de travailleurs. Pourtant, leur niveau de compétence, beaucoup d’entre eux étant les meilleurs de leur promotion, ajouté à leur dévouement à la tâche est admirable. Que l’Université, vue souvent comme le bastion de la matière grise, là où se forment les élites de notre pays, puisse tant déconsidérer ceux qui constituent sa force vive est au-delà de l’entendement. C’est pour les départements qui les emploient une main-d’oeuvre bon marché, malléable à souhait, que l’on peut congédier quand on veut et dont la charge financière constitue une fraction ridicule du budget de l’enseignement ; bref, un lumpenprolétariat. En fait, ce statut dégradé des «vacataires» a toujours existé, mais ce qui constitue le scandale véritable est que ce salaire comme nous l’avons explicité plus loin correspond en réalité à moins de 100 DA par heure. Sans eux, l’Université devrait recruter à tour de bras pour compenser la fraction considérable de la charge globale d’enseignement que ces vacataires effectuent, et avec cela la masse salariale qui va avec.
CE QUI EST DEMANDÉ
DES ENSEIGNANTS VACATAIRES
Non seulement travaillent-ils pour un salaire de misère, mais en plus ils effectuent toutes sortes de tâches additionnelles de servitude sans rémunération (ce qui était aussi demandé des khammès). Je cite : réunions de coordination parfois hebdomadaire pour ceux chargés des TD, réunions des comités pédagogiques, surveillance obligatoire des examens et correction des copies, séances de consultation des copies avec les étudiants. Toutes ces tâches qui constituent un volume de travail parfois équivalent aux 30 à 60 heures de travail en salle qu’ils effectuent durant le semestre et pour lequel ils seront rémunérés, font que les 240 DA par heure se transforment vite à 100 DA par heure. Qu’une séance n’ait pas eu lieu pour une raison quelconque, grève ou jour férié, ils se devront de la compenser durant une période de temps autre que celle assignée et ces séances de «rattrapage» ne pourront donc être comptabilisés. De plus, pour cette année de pandémie, vu le fait qu’ils ont enseigné en présentiel seulement jusqu’à la mi-mars et que les enseignements à distance, minimes furent-ils, ne comptent pas, le gros de leur labeur se retrouve dans les surveillances et les corrections de copies, donc dans du travail non rémunérable, ce qui se traduira à la fin à un salaire effectif de 45DA à l’heure, soit un ticket de tramway aller simple. Je ne parle même pas du fait que nombre de ces vacataires s’acquittent de tâches qui en fait reviendraient normalement au corps des enseignants titulaires, telles que la préparation des séries de TD et de leurs corrigés types, et même parfois celle de donner les cours magistraux. Les enseignants vacataires constituent véritablement la bête de somme de l’enseignement universitaire. Il est loisible de comparer ce que perçoit l’enseignant universitaire titulaire avec celui du vacataire et qui effectue pour de nombreux cas la même charge. C’est en effet un fait patent que nombre d’enseignants universitaires permanents ont leur charge horaire en séances de TP qui souvent se limitent à assister et à surveiller les étudiants manipulant les appareils (une véritable sinécure), tâche qui devrait strictement parlant être dévolue aux seuls vacataires. Dans le système anglo-saxon, les TA (Graduate teaching assistants) effectuent ces sortes de tâches, mais ceci est inscrit dans un contrat de travail pour les doctorants et compensent les frais d’études (tuition) qui s’élèvent souvent entre 10 000 à 20 000 dollars l’année et plus !
En divisant le salaire mensuel, disons d’un enseignant de chez nous en fin de carrière, par le volume horaire semestriel, nous arrivons à un rapport de 1/50e pour le «salaire» du vacataire. Pour rappel, pour le métayer (khammès), c’était un cinquième de la «récolte». Bien sûr, loin de nous de vouloir comparer l’enseignant titulaire à un propriétaire terrien – il est en fait lui-même très démuni à bien des égards –, mais pour peu que cette comparaison vaut, ceci est juste un exercice pour obtenir un ordre de grandeur. De plus, l’enseignant régulier est supposé aussi faire de la recherche, mais il se trouve que dans bien des cas, le vacataire aussi prépare sa thèse de doctorat.
COMMENT DEVIENT-ON UN KHAMMÈS DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR ?
Certains pourraient se poser la question de savoir pourquoi ces vacataires acceptent ce régime de servitude ? Ce n’est certainement pas l’attrait du salaire qui est, comme nous avons vu, à peine de l’argent de poche, ni pour le prestige, une notion qui n’a plus de signification dans un monde désarticulé et où les signes de succès ont bien évolué, mais bien pour la lointaine promesse d’être recruté un jour une fois leur doctorat achevé. En effet, sans ce certificat d’enseignement dans son CV, la candidature sera rejetée ou dévalorisée. Sauf que les postes universitaires ouverts annuellement, même pour les détenteurs d’un doctorat, se sont taris, et se comptent sur le bout des doigts au niveau de la plupart des Facultés, et ce, contrairement à ce qui se passait durant les décennies précédentes où le nombre était appréciable. D’ailleurs, certains départements peuvent n’obtenir aucun poste budgétaire pour un nombre conséquent d’années consécutives. Aussi, en pratique, seule une fraction minime du contingent des vacataires va obtenir à un certain moment de leur carrière un poste permanent, tandis que la grande majorité du reste va abandonner. Comble de l’ironie, enseigner dans le primaire qui est souvent en dernier lieu leur choix ultime est bien mieux rémunéré et forme un meilleur plan de carrière que de rester indéfiniment sur une liste d’attente pour un éventuel poste dans l’enseignement supérieur.
LES SOLDATS DE L’OMBRE
Ajoutons que durant toute cette période passée dans ce long purgatoire avant d’obtenir leur sésame que constitue un poste permanent, personne ne les défendra ou prendra leurs doléances en charge. N’ayant aucun statut administratif, ce sont comme des zombies, absents de toute structure de décision et pour lesquels personne ne doit rien. En contrepartie de tout ce travail ingrat qu’ils accomplissent pour un salaire de misère, la plupart avec beaucoup d’abnégation et de dévouement, il n’y a ni assurance, ni aucune prise en charge sociale, ni même une contrepartie morale sous forme de reconnaissance de mérite ou autre. Comme non-entité, aucune réciprocité n’est envisagée. Ils constituent le lumpenprolétariat, la chair à canon de l’enseignement supérieur. Pourtant, l’Université ne pourrait fonctionner sans eux, telle est la cruelle ironie. Au vu de la situation de précarité où se trouvent ces enseignants vacataires et de leur délaissement tant de la part de leur ministère qui les exploite, pardon les emploie, mais aussi de tous du autres ministères allant de la Solidarité nationale, à celui de la Jeunesse et des Sports, ainsi que les autres organismes de l’Etat et les organisations professionnelles, je propose à titre exceptionnel une mesure temporaire qui devrait avoir un impact positif sur leur condition socio-économique. Il s’agit d’introduire une nouvelle catégorie parmi celles bénéficiaires de la Caisse nationale de la Zakat, celle d’enseignant vacataire des universités. Quant à d’éventuelles mesures d’accompagnement psychologique et émotionnel, j’ai bien peur que c’est toute l’Algérie qui en a besoin.