Les médias au chevet des libertés
● Pour les médias, les journalistes et les producteurs de l’audiovisuel, c’est toute la loi qu’il faut rejeter et pas seulement l’article 24. Ils demandent aussi la remise en cause de la doctrine du maintien de l’ordre.
Jamais dans l’histoire française, aucun pouvoir ne s’était retrouvé face à une telle opposition de l’ensemble des médias. Sans préjuger de ce qu’il adviendra d’une loi très critiquée, plus de 40 médias de tous types et de toutes tendances politiques ont rejoint à la fin de la semaine dernière les organisations non gouvernementales pour demander le retrait des articles 21, 22 et 24 de la loi «sécurité globale», ce qui veut dire son annulation et la réécriture du schéma de maintien de l’ordre. Leur diagnostic, écrivent-ils, rejoint «celui de sociétés de réalisateurs, d’associations de défense des droits humains, d’autorités administratives indépendantes et de trois rapporteurs spéciaux des Nations unies. La Commission européenne ellemême s’en inquiète». Ils refusent tout amendement qui ne changerait rien aux «procédures-bâillons à l’encontre des médias ou des citoyens qui diffuseraient des images d’interventions houleuses».
LA DOCTRINE DU MAINTIEN DE L’ORDRE DÉNONCÉE
Dans cette «houle», sans l’écrire mais en le suggérant par le souhait de remise en question du schéma de maintien de l’ordre, les signataires font référence aux violences policières exercées depuis novembre 2018 pour réprimer les manifestations des Gilets jaunes puis contre la loi sur les retraites, sans oublier, dès juin 2016, les manifs contre la loi Travail (élaborée déjà par le ministre Macron).
Outre l’article 24, les signataires de cet appel, publié par de nombreux journaux et sites internet, rejettent également l’article 21 qui «prévoit que les enregistrements des caméras-piétons des forces de l’ordre puissent être diffusés aux fins d’“information du public”» avec, d’un côté, «l’entrave à la liberté d’informer, de l’autre, un récit à la discrétion des autorités. Quant à l’article 22, qui généralise l’autorisation des drones, il ouvre la porte à une surveillance massive et invisible, notamment des manifestations». Pour l’article 24, les médias, en première ligne de la contestation, rappellent que depuis toujours, sauf dans les périodes noires, «filmer ou photographier les policiers et les gendarmes en intervention dans l’espace public est un droit démocratique. Ce sont bien les vidéos exposant les violences commises par des membres des forces de l’ordre – qu’elles aient été tournées par des journalistes titulaires ou non d’une carte de presse, des citoyens, des militants d’associations – qui ont permis d’inscrire ce sujet dans le débat public». «Nos inquiétudes sont d’autant plus vives, qu’en septembre, le nouveau schéma national du maintien de l’ordre est venu aggraver la dégradation, déjà importante, de nos conditions de travail dans la couverture des manifestations». Il est à craindre que ce texte soit en réalité «un feu vert donné par le ministère de l’Intérieur aux forces de l’ordre pour empêcher les journalistes de rendre compte pleinement des rassemblements jusque dans leurs dispersions».
Ils estiment qu’à travers cette entrave, la loi menace la liberté de tous les citoyens et ils demandent au Premier ministre «un dialogue véritable avec les journalistes».
LE RETOUR À LA CENSURE PRÉALABLE ?
Dans une autre démarche, tout aussi inédite en France, les journalistes de l’audiovisuel, réalisateurs de documentaires, rédacteurs en chef, directeurs de l’information, producteurs de magazines d’actualité ont publié samedi un texte commun qui dénonce «les tentatives de contrôle de nos tournages par les pouvoirs publics (police, justice, administration pénitentiaire, gendarmerie notamment)», qui «n’ont jamais été aussi pressantes».
Pour eux, en une expression jamais prononcée par des hommes de médias qui refusent d’être muselés, «en exigeant une validation de nos reportages et documentaires, les pouvoirs publics veulent s’octroyer un droit à la censure. Aucun journaliste ayant pour vocation d’informer librement le public ne peut l’accepter. Il est impensable que la cohérence globale d’un reportage sur le plan juridique, éthique et déontologique soit supervisée par des ministères».
Ils donnent pour exemple de cette dérive qu’avant «d’autoriser à filmer des policiers dans l’exercice de leur fonction, le service de communication de la police nationale exige désormais un droit de validation du reportage avant diffusion». Ce service demande aux sociétés productrices de reportages la signature d’une convention stipulant qu’il «visionnera l’émission dans sa version définitive avant première diffusion dans un délai permettant une éventuelle modification (...) sera le seul habilité à valider définitivement le contenu produit sur les plans juridiques, éthiques et déontologiques en accord avec la société (...) Les enregistrements ne doivent pas porter atteinte à l’image de marque de la police nationale ni comporter de scènes pouvant être considérées comme ‘choquantes’ (...) Aucun extrait ne pourra être diffusé sans l’accord express du représentant de la police nationale.» Comme pour les médias signataires, la place nous manque ici pour donner les noms des nombreuses personnes signataires que les lecteurs d’El Watan ont l’habitude de voir dans les génériques des émissions d’informations sur les chaînes françaises.
Selon ces producteurs, vidéastes, reporters d’image et journalistes, cet exemple serait de moins en moins isolé, toutes institutions confondues : «Les conventions de tournage, établies à l’origine pour protéger la sécurité de personnes ou d’institutions dans des cas très spécifiques sont détournées de leur esprit initial. De nouveaux alinéas fleurissent sous des formes diverses qui deviennent une claire entrave à nos prérogatives éditoriales et au droit du public à l’information. La presse est déjà soumise au contrôle du législateur. La loi de 1881 sur la liberté de la presse, qui détaille le délit de diffamation et le droit à l’image sont nos garde-fous. S’y ajoutent nos chartes déontologiques sans cesse améliorées depuis le texte initial de 1918». Ils indiquent du reste que les professionnels sont avisés des règles d’éthiques et de déontologie qui font l’objet de formations régulières pour se prémunir des failles : «Les directions de l’information et des magazines, les rédacteurs en chef et leurs équipes ont la responsabilité de veiller au respect de ces obligations légales et éthiques. Tout reportage est soumis à l’examen de nos propres services juridiques avant diffusion. Le traitement d’affaires, particulièrement sensibles, ayant trait notamment au terrorisme ou à la sécurité nationale, nécessite des précautions particulières et nous en tenons compte en responsabilité». Ils concluent en estimant que «pas plus que nous, le public ne saurait comprendre la persistance de cette obstruction à la liberté d’informer».