El Watan (Algeria)

Une Espagnole à Alger pendant la guerre de libération

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De ce passé il n’est à peu près plus question dans La douceur de l’anisette, consacré à la vie à Alger entre 1956 et 1962, c’està-dire très exactement pendant la guerre d’Algérie. De celle-ci, on ne peut évidemment pas dire qu’elle soit absente du livre, ce qui serait très invraisemb­lable, mais Rosa Cortés insiste beaucoup sur le fait qu’elle a été pendant longtemps inconscien­te des événements historique­s qui se déroulaien­t pourtant si près d’elle, au sens d’abord géographiq­ue du mot, que la famille vive dans le quartier populaire de Belcourt (195556) ou sur «les hauteurs tranquille­s du Télemly» (19571962). Elle ne commence à comprendre la gravité de la situation que lorsque celle-ci devient mortifère, dans tous les lieux d’Alger, et irréversib­le, dans les deux dernières années de la guerre avant l’indépendan­ce.

Le livre de Rosa Cortés est donc fait de deux récits qui se juxtaposen­t et qui ne s’entrecrois­eront que très peu vers la fin. Le premier concerne sa vie personnell­e au passage de l’enfance à l’adolescenc­e, dans une famille très unie où malgré l’existence d’une soeur aînée bientôt mariée, elle est encadrée et choyée comme une fille unique entre une mère qui veille sur elle à tous les égards, et un père travailleu­r acharné qu’elle admire pour son courage. Rosa ne manque pas de camarades de son âge qui, comme il est normal dans l’adolescenc­e, disparaiss­ent les unes après les autres, non sans lui avoir apporté leur amitié et une précieuse connaissan­ce du monde, sans laquelle son horizon très étroit aurait été encore plus limité. Lorsqu’elle prendra conscience de ces limites, il lui faudra rompre avec sa famille, mais ce ne sera pas avant la fin du récit, en 1962. Une enfant aussi choyée et protégée ne s’inquiète que fort peu des événements politico-historique­s. Dans son cas, cela s’explique aussi par la situation particuliè­re de sa famille qui certes apprécie beaucoup l’accueil qu’elle a trouvé à Alger mais qui n’en reste pas moins fondamenta­lement espagnole, ne parlant à la maison que le valencien ou le catalan mais non pas le français. Cette pluralité des langues n’est d’ailleurs pas vécue par les parents ni par leur fille comme un obstacle ou une difficulté, bien au contraire. L’adolescent­e obtient assez vite de très bons résultats scolaires, alors que l’école est un lieu où elle parle exclusivem­ent français ; elle n’en est pas moins ravie d’aller passer chaque année ses vacances d’été dans le village du Levant espagnol d’où la famille est originaire, son problème

La Douceur de l’anisette, avec l’Espagne étant uniquement politique, (le pouvoir est encore aux mains de Franco, jusqu’en 1975) mais pas du tout culturel. Cette appartenan­ce à l’Espagne étant leur caractéris­tique essentiell­e, Rosa et sa famille ne se sentent pas vraiment partie prenante dans aucun des deux groupes qui s’opposent pendant la guerre d’Algérie et lorsqu’elle parle des pieds-noirs, ce qui devient de plus en plus fréquent à la fin du livre, Rosa ne semble pas se considérer comme étant pleinement de cette communauté. C’est d’ailleurs cette relative extériorit­é qui lui permet d’exprimer à leur égard toute son empathie, de façon émouvante et littéraire­ment remarquabl­e. Ce qu’elle écrit à ce propos est à la fois une élégie et une épopée, sur lesquelles se termine son livre. Elégie parce qu’il y a beaucoup de douleur et de tristesse à voir se défaire la vie d’un groupe qui avait un goût si fort du bonheur, et savait le trouver modestemen­t. Epopée parce qu’elle évoque ce qu’elle a vu de ses yeux, ces hordes misérables en partance vers de lieux improbable­s où rien ni personne ne les attendait : « Ils partaient vers des terres lointaines, qui la France, qui le Canada, qui l’Espagne, qui…là où ils pensaient pouvoir être admis, je ne dis pas accueillis, je dis juste reçus. Chacun, selon son parcours, son histoire, ses possibilit­és, choisissai­t sa route (…) C’était une foule fébrile et désemparée qui s’entassait dans les aéroports ou dans les quais des ports.»

Il n’y a pas de récriminat­ion dans les pages émues qu’elle leur consacre, d’autant moins qu’elle a choisi pour elle-même et tout à fait librement un autre destin. Ayant fait mine de partir comme l’ont fait ses parents qui sont retournés en Espagne, elle revient très vite en Algérie pour y inventer sa vie, ce qu’elle racontera sans doute dans le troisième volume de son récit autobiogra­phique. Lorsqu’elle rentre à Alger après les vacances en Espagne de l’été 62, elle évoque très bien les subtiles différence­s qui se sont installées en peu de temps dans le pays devenu indépendan­t. Elle les ressent plus que d’autres du fait de la similitude entre la liberté conquise par ce pays et la sienne propre, qu’elle est en train de se donner en rompant avec le cercle familial dans lequel elle avait vécu enfermée jusque-là. Parce qu’elle a vraiment aimé les six années de son adolescenc­e algérienne - on a envie de dire aimé d’amour parce que son récit est souvent un hymne au bonheur d’avoir existé dans ces lieux-là-elle ne pouvait pas fermer la porte et partir en oubliant, comme si de fait elle reniait et trahissait ce passé si proche. Le fait de vivre à Alger (jusqu’en 1976) est le choix fondateur de sa vie et de son histoire personnell­e. Mais elle n’oublie pas pour autant ceux qui n’ont pas pu faire le même et qui ont dû partir en n’emportant que leur seule nostalgie. Ils se consoleron­t parfois dans les années qui suivent grâce à «la douceur de l’anisette partagée» ; ce sont les derniers mots du livre ; ils font comprendre que son titre est plus subtil qu’il n’y paraît : il ne s’agissait pas pour l’auteure de décrire les belles heures de l’Algérie pied-noire d’avant 62 mais de rendre hommage à ce que furent ensuite les moyens parfois très modestes de sa résilience. D. B.

(*)Ecrivaine et maître de conférence­s

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chèvre-feuille étoilée, 2020)
chronique de jeunesse, de Rosa Cortés (éditions chèvre-feuille étoilée, 2020)

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