«La concentration des pouvoirs entre les mains du Président met le pays en danger»
Dans cet entretien accordé à El Watan, Zoubida Assoul, ancienne magistrate et présidente de l’Union pour le changement et le progrès (UCP), évoque la maladie de Abdelmadjid Tebboune et pense que son retour au pays n’est pas si précis que cela, encore moins sa capacité à pouvoir exercer ses fonctions de Président. Selon elle, un système qui concentre absolument tous les pouvoirs entre les mains du Président, son absence aussi courte soit-elle met le pays dans une situation insupportable et risque de le plonger dans d’autres crises qui peuvent le mettre en danger réel. Mme Assoul estime que les dirigeants du pays, lors du déclenchement de la révolution du 22 février 2019, ont fait rater au pays une occasion en or pour un changement réel du système de gouvernance et lui permettre de rompre avec le pouvoir personnel.
Absent du pays depuis le 28 octobre dernier, le président de la République, Abdelmadjid Tebboune, s’est exprimé, il y a une semaine, à partir de son lieu de convalescence en Allemagne. Son discours qui a suscité des réactions était-il, à votre avis, rassurant ?
L’apparition du chef de l’Etat n’a pas été pour rassurer, mais plutôt a suscité des inquiétudes et des interrogations sur ses motivations aussi bien que sur son opportunité après une opacité pandémique sur sa maladie et l’état réel de sa santé. Son retour au pays n’est pas si précis que cela, encore moins sa capacité à pouvoir exercer ses fonctions de Président. Pour nous, à l’UCP, comme nous l’avons dit en 2013, lors de l’AVC de Bouteflika, avec la nature du système politique de notre pays, on ne peut se permettre de revivre la fâcheuse expérience des sept dernières années. Depuis plus de deux mois, Tebboune n’assure plus ses fonctions, il se trouve à l’étranger, alors que le pays est totalement bloqué.
Justement, étant loin des affaires de l’Etat, quel est l’impact de cette longue absence sur le pays ?
Avec un système qui concentre absolument tous les pouvoirs entre les mains du Président, son absence aussi courte soit-elle met le pays en situation de blocage insupportable, le manque de visibilité et de confiance s’accentue. Pourtant, la Constitution a prévu des dispositions pour faire face à une telle situation : le Président empêché d’exercer ses fonctions, pour cause de maladie grave et durable, a le choix de démissionner, ou que le Conseil constitutionnel se réunisse de plein droit afin de vérifier la réalité de cet empêchement par tous les moyens appropriés, ce qu’il n’a pas fait par manque d’indépendance. Le pays ne peut persister dans ce blocage interminable qui risque de le plonger dans d’autres crises qui le mettront en danger réel.
Le Président a décidé de s’adresser aux Algériens via son compte Twitter... Pourquoi ce choix, et que pensez-vous de la communication officielle autour de sa maladie ?
Je crois que le choix de ce moyen de communication inhabituel chez les dirigeants algériens s’explique par la volonté de surprendre des parties et en rassurer d’autres qu’il est toujours le Président et qu’il compte bien le rester, même à distance. Il rassure sur sa volonté de poursuivre sa feuille de route juste à propos des élections, en sommant la commission d’élaborer l’amendement de la loi électorale sous quinzaine, alors que les priorités des citoyens sont ailleurs.
A propos d’élections, que pensezvous du référendum sur la révision constitutionnelle qui a été marqué par un fort taux d’abstention ?
Le projet d’amendement de la Constitution était une décision unilatérale du chef de l’Etat, puisque les revendications exprimées par la révolution pacifique, soit une année et demie de manifestations durant, réclamaient la rupture avec le système en place et d’aller vers la solution politique qui permet au peuple de retrouver sa souveraineté. Les résultats du référendum furent un verdict sans appel au regard du taux le plus faible connu dans notre pays, ce qui politiquement signifie l’échec de ce projet, s’ajoute à cela sa non-promulgation par son initiateur, ce qui le rend caduc.
L’on parle des élections anticipées et de la convocation du corps électoral dans les prochains jours. Est-ce possible ? Et comptez-vous formuler des propositions concernant la révision du code électoral ?
En effet M. Tebboune a parlé de loi électorale et aussi d’élections, par contre il n’a pas précisé la nature de ces élections, même si les conditions actuelles ne sont pas favorables quelle qu’en soit leur nature : si l’on prend en considération l’élection du 12 décembre 2019 ou la dernière consultation populaire pour le référendum, en plus de la crise sanitaire et ses conséquences désastreuses sur la vie socioéconomique du pays, additionnée à la crise politique qui secoue le pays depuis le 22 février 2019. Réduire les crises diverses à une opération de replâtrage serait hasardeux et périlleux au regard des enjeux et défis de l’heure à la fois au niveau interne qu’à l’international. Nous avons besoin plus que jamais d’une solution politique durable qui peut sauver le pays de tous les dangers.
Vous faites partie du collectif pour la défense des détenus politiques et d’opinion. Quelle lecture faites-vous de ce dossier ?
Je pense que les dirigeants du pays, lors du déclenchement de la révolution du 22 février, ont fait rater au pays une occasion en or pour un changement réel du système de gouvernance et lui permettre de rompre avec le pouvoir personnel. Ils ont préféré tourner le dos aux revendications du peuple et instrumentalisé les institutions sécuritaires et judiciaires contre les citoyens qui n’ont rien fait d’autre qu’exercer leurs droits et liberté pourtant garantis par la Constitution. La volonté du pouvoir en place de mettre fin au hirak a commencé en juin 2019 par l’arrestation de centaines de personnes avec des chefs d’inculpation fallacieux. L’objectif étant de faire peur et casser la dynamique de ce mouvement inédit, mais aussi pour imposer des élections présidentielles ratées une première fois et organisées en décembre 2019 en violation de l’article 102 et 104 de la Constitution. Après l’arrivée de M. Tebboune, malgré ses promesses de tendre la main au hirak et à l’opposition, il a immédiatement tourné le dos aux attentes exprimées par des millions de citoyens et une escalade de répression et de harcèlement judiciaire a été mise en place contre des politiques, des activistes, des journalistes ou même de simples blogueurs. Des lois liberticides ont été élaborées et votées sans débat par un ministre de la Justice nommé en violation de l’article 104 de la Constitution. A ce jour, des détenus politiques et d’opinion sont en prison parfois même en violation des procédures pénales en vigueur. C’est pourquoi, en tant qu’ancienne magistrate, avocate membre du collectif et politique, je dénonce cet acharnement et appelle à leur libération comme une des mesures d’apaisement et je reste convaincue qu’une fois la crise sanitaire dépassée, le peuple reprendra ses manifestations pacifiques.
Aujourd’hui, plusieurs initiatives politiques sont lancées pour une sortie de crise. Qu’en pensez-vous et est-ce que vous envisagez d’y prendre part ?
Depuis mars 2019, l’UCP a proposé une initiative de sortie de crise basée sur le dialogue entre l’ensemble des parties pour parvenir à une feuille de route consensuelle qui permettra au pays de rompre avec les anciennes pratiques unilatérales et bâtir progressivement une confiance ébranlée depuis si longtemps entre les citoyens et son Etat. Devant l’entêtement du pouvoir et son refus de la moindre conception, nous avons créé le pôle des Forces de l’alternative démocratique en juin 2019, qui avait proposé un processus constituant qui permettra au pays d’assainir la situation et préparer les conditions pour organiser des élections libres et démocratiques. Toutes les initiatives s’inscrivant en droite ligne avec les revendications exprimées durant la révolution pacifique sont les bienvenues, sauf que les derniers développements nous imposent d’unir nos rangs pour sortir le pays qui se retrouve encore dans l’impasse après l’empêchement du chef de l’Etat d’exercer ses fonctions pour cause de maladie grave et durable.
Que pensez-vous de la résolution du Parlement européen sur la situation des droits de l’homme en Algérie, qui a suscité une polémique et a été vivement condamnée par les autorités algériennes ?
Les pratiques et comportements du pouvoir ont causé beaucoup de tort à l’Algérie, même si la dernière résolution a été un fourre-tout, où la question ne s’est pas limitée aux atteintes aux libertés individuelles et collectives, mais à d’autres questions qui pourraient s’apparenter à des injonctions ; ce qui n’est guère acceptable. En ce nous concerne à l’UCP, nous n’avons pas attendu le Parlement européen pour dénoncer ces atteintes qui, au final, nuisent à l’image du pays, vu que les droits de l’homme et les libertés sont consacrés par le droit international et reconnus dans notre Constitution. Ce n’est pas bon pour notre pays de se faire épingler à chaque fois sur ces questions et qui aura des répercussions sur l’attractivité des investissements. Il faut que l’on sorte de la victimisation et qu’on travaille sur des alliances stratégiques en fonction des intérêts de notre pays, car personne ne le fera pour nous. N. A.