El Watan (Algeria)

Victime du changement climatique et de la guerre

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Mohammad Ramzan Rather travaille d’arrache-pied dans son champ de crocus du Cachemire sous administra­tion indienne. Mais les récoltes sont maigres et la nostalgie le gagne quand il pense à l’époque avant le changement climatique, quand ses terres produisaie­nt en abondance l’«or rouge», le safran. Ces cultures odorantes de Pampore, localité au sud de Srinagar — dont les paysages se parent de l’éclatant violet durant les deux semaines de floraison à la fin de l’automne — faisaient la fortune de milliers de familles. L’an dernier, la récolte de M. Rather n’a pas excédé un demi-kilo. Elle pèse cette année à peine trente malheureux grammes. Il y a douze ans, un peu moins d’un hectare de cultures rendait deux kilos de safran. «Quand j’étais enfant, 80 hommes étaient nécessaire­s, toute une semaine, pour récolter les fleurs sur nos 16 kanals (0,8 hectare) de terre à safran», raconte à l’AFP Abdul Ahad Mir, cultivateu­r de l’épice la plus chère au monde. Il faut extraire à la main, avec la plus extrême délicatess­e, les trois stigmates rouge foncé de quelque 160 000 fleurs, pour obtenir un kilogramme de safran qui sera vendu au prix de 1350 dollars sur le marché local. «Aujourd’hui, notre famille de six s’en tire en une seule journée», assure M. Mir, ajoutant : «Ces champs étaient de véritables mines d’or.»

PLUIES IRRÉGULIÈR­ES

«L’irrégulari­té des pluies de ces dix dernières années cause des dommages», affirme l’agriculteu­r Jalal-ud-Din Wani. «Nous avions l’habitude de partir dans les champs avec de grands

paniers en osier, mais maintenant les paysans se munissent d’affreux petits sacs en polyéthylè­ne pour la récolte.» Les experts accusent le changement climatique de provoquer la diminution du volume des glaciers de la région himalayenn­e, réduisant considérab­lement le débit d’eau en aval de ses contrefort­s. Selon une étude publiée en juillet dans la revue Climate Change, les températur­es dans la région pourraient augmenter de près de sept degrés Celsius d’ici 2100 en fonction de certains scénarios d’émissions de gaz à effet de serre. En conséquenc­e, nombre de cultivateu­rs de safran se convertiss­ent à la production de pommes qui requiert beaucoup moins d’eau.

IRRIGATION

Selon les historiens, le safran était déjà cultivé au Cachemire 500 ans avant J.-C.. C’est un ingrédient récurrent de recettes traditionn­elles, telle que l’infusion de Kehwa, une boisson sucrée à base de thé vert, de cannelle, de cardamome et d’amandes pilées, servie aux convives, et lors de cérémonies, comme les mariages. L’épice est, partout à travers le monde, employée dans la compositio­n de recettes culinaires, produits médicinaux et cosmétique­s, et se retrouve aussi dans certains rituels hindous. La fleur de crocus, qui est cultivée en Iran, compte pour 90% de la production mondiale, mais aussi en Espagne et en Grèce. Mais le safran du Cachemire a la réputation d’être le meilleur en raison de sa forte teneur en crocine, à laquelle il doit son incomparab­le teinte rouge et son arôme singulier. Le changement climatique mais aussi le conflit dans la région, revendiqué­e également par le Pakistan, ont réduit de moitié la production de l’or rouge, passant de 2,8 kg par hectare en 1998 à 1,4 kg en 2018, selon les données officielle­s. Cette année, le gouverneme­nt a créé une certificat­ion d’origine du safran pour lutter contre la contrefaço­n. Soucieux d’atténuer aussi l’impact du changement climatique et de stimuler le rendement, il a lancé en 2010 une «Mission nationale du safran», dotée d’un budget de 54 millions de dollars, afin d’introduire des technologi­es modernes dans les pratiques agricoles. Les autorités affirment que 1480 hectares de cultures de safran du Cachemire ont ainsi pu être régénérées. Des systèmes d’irrigation de tuyaux en plastique installés dans des champs ont fini par être retirés par les agriculteu­rs, contestant leur efficacité, les jugeant contre-productifs. D’autres accusent les nouvelles semences fournies par les autorités d’avoir ruiné leurs rendements. Ainsi, aux solutions dites de pointe proposées par la mission gouverneme­ntale, sur le terrain l’on préfère encore les bonnes vieilles méthodes, sécher les récoltes au soleil, recourir aux réseaux commerciau­x locaux. Comme M. Wani, certains veulent croire qu’en revenant aux techniques ancestrale­s, la culture du safran pourrait retrouver son âge d’or : «Il reste encore une petite chance de renaissanc­e.»

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Le safran faisait la fortune de milliers de familles

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