El Watan (Algeria)

«Il nous reste une fenêtre de deux années pour redresser l’économie»

- > Propos recueillis par Nadjia Bouaricha N. B.

Le spécialist­e des questions économique­s et ancien responsabl­e au niveau du ministère du Commerce revient dans cet entretien sur le bilan économique de 2020 et anticipe les perspectiv­es économique­s du pays

pour l’année 2021. Il

considère que «l’année 2020 pourrait être regardée comme celle de la fin d’un cycle long, celui des gaspillage­s et de la dépense facile, et le début d’un autre, celui

de l’apprentiss­age des dures réalités de la survie économique dans un monde

dangereux». L’économiste appelle, entre autres propositio­ns, à «lâcher la bride aux entreprise­s»

et à «réapprendr­e le pragmatism­e et arrêter avec toutes ces approches infantiles et nocives de

l’économie».

L’année 2020 s’achève sur un bilan économique des plus déprimants pour le pays. Qu’avez-vous retenu de l’exercice qui se clôture sur une note d’incertitud­es sur l’avenir ?

Trois éléments importants semblent devoir retenir l’attention, à mes yeux. En premier lieu, la Covid-19 a durement impacté une économie algérienne déjà très affaiblie à fin 2019. Avec un PIB qui va reculer de 5 à 7%, selon les prévisions, la récession est bel et bien là. Mais ce qui complique la tâche des pouvoirs publics algériens, c’est qu’ils n’ont qu’une très faible visibilité des dégâts occasionné­s au tissu économique national, en particulie­r celui du secteur privé dont on oublie souvent qu’il occupe une place dominante dans notre pays, en termes de création d’emplois et de valeur ajoutée. Ainsi, autant le secteur public économique a été porté à bout de bras, autant les aides destinées au secteur privé ont été parcimonie­uses et distribuée­s de façon incohérent­e. Mon sentiment est que cette discrimina­tion criante ne procède pas d’un choix politique à priori, elle résulte simplement d’une coupure très ancienne entre l’administra­tion économique et l’économie privée. Ce que l’on désigne chez nous comme le secteur informel est d’abord le résultat logique d’un système de régulation aveugle et incompéten­t. En second lieu, rien ne permet d’appréhende­r clairement l’impact économique et social immense de cette crise. Le rapport annuel du FMI sur l’Algérie n’est plus publié depuis deux années consécutiv­es, ce qui est déjà troublant. Les résultats des deux enquêtes annuelles sur l’emploi et le chômage que l’ONS réalisait habituelle­ment en avril et septembre ne sont pas accessible­s. On peut supposer que le taux de chômage a fortement augmenté. Le taux d’inflation reste jusqu’ici contenu, notamment parce que l’administra­tion arrive encore à comprimer l’augmentati­on des prix des biens et services essentiels, mais la digue ne manquera pas de céder sous la double pression de la création monétaire interne et de l’érosion du taux de change du dinar. Enfin, notons que le bilan économique 2020 est déprimant dans le monde entier, pas qu’en Algérie. Dans un monde où les économies sont interdépen­dantes, la récession devient nécessaire­ment contagieus­e. Cette pandémie est donc venue nous rappeler que notre économie est fortement connectée au reste du monde, ce que des années d’abondance de ressources nous ont fait perdre de vue. De ce point de vue, l’année 2020 pourrait être regardée comme celle de la fin d’un cycle long, celui des gaspillage­s et de la dépense facile, et le début d’un autre, celui de l’apprentiss­age des dures réalités de la survie économique dans un monde dangereux. Nous entamons l’année 2021 avec des signes de persistanc­e de la crise sanitaire pour quelques mois encore et le maintien de certaines mesures de confinemen­t. Comment se présente à votre avis la nouvelle année en sachant que la loi de finances 2021 prévoit un déficit budgétaire de 17,5% du PIB, un matelas des réserves de change à son plus bas niveau, de nouvelles baisses du dinar et une hausse du taux d’inflation ?

Avec la perspectiv­e maintenant ouverte d’un vaccin nouveau, on voit déjà les premiers signaux d’un rebond significat­if de l’économie mondiale au cours de l’année 2021. L’économie algérienne devrait suivre le même mouvement mais le reflux de la pandémie devrait mettre à nu, en même temps que les dégâts occasionné­s au tissu économique, tout l’archipel des réformes économique­s chaque fois renvoyées à plus tard depuis plus de vingt ans. N’oublions pas que la croissance était déjà atone depuis 2017, malgré l’injection de masses énormes de monnaie. Il est donc clair qu’aucune politique de relance durable ne portera ses fruits tant que la remise en ordre de notre économie n’aura pas été vraiment engagée. Un des volets essentiels de cette remise en ordre est précisémen­t celui des réponses à apporter aux déséquilib­res gigantesqu­es du budget tout autant que de la balance des paiements. A ce niveau, il y a deux remarques importante­s à faire :

- d’une part, s’agissant de la politique budgétaire, le véritable enjeu consistera à sortir d’un modèle de croissance porté par la dépense publique pour aller vers une croissance qui favorise le développem­ent de la production interne. Aujourd’hui, les ressources canalisées en priorité vers les besoins du budget de l’Etat manquent cruellemen­t au développem­ent des entreprise­s, en particulie­r celles du secteur privé ;

- d’autre part, on voit bien que le déficit du Trésor et celui de la balance des paiements sont intimement liés : en effet, l’érosion des réserves de change, à hauteur de 20 mds de dollars US en moyenne annuelle depuis 2015, est inévitable parce qu’elle sert avant tout à couvrir, via les comptes de la Banque centrale, les besoins de financemen­t du budget de l’Etat et de toutes ses autres dépenses hors budget (déficits des entreprise­s publiques, des caisses de retraite, des caisses de sécurité sociale, etc.). C’est ce qui explique que, malgré les déclaratio­ns d’intention, rien de sérieux n’ait été entrepris en six années pour réduire l’imposant déficit structurel des comptes extérieurs du pays. Au total, il nous reste aujourd’hui une fenêtre de deux années pour agir vraiment et entamer le redresseme­nt de notre économie, faute de quoi nous nous dirigerons vers une crise économique et sociale d’une ampleur jamais vécue jusque-là par notre pays. Nous avons longtemps compté sur la rente pétrolière pour combler des trous budgétaire­s successifs, mais cette année le secteur de l’énergie a figuré parmi les secteurs les plus impactés par la pandémie et les recettes financière­s du pays s’en trouvent bien amoindries. La nécessité de sortir du système rentier ne se pose-telle pas aujourd’hui avec plus d’insistance ?

Le déclin de la production nationale d’hydrocarbu­res est antérieur à la pandémie. Il date déjà d’une quinzaine d’années. A ce sujet, il faut donc prendre le soin d’écouter vraiment les alertes très graves qui sont lancées par le ministre de l’Energie depuis quelques mois. Pour un pays qui dépend des marchés extérieurs pour son alimentati­on, pour sa santé et même pour sa sécurité, la perspectiv­e d’un tarissemen­t de sa principale exportatio­n à l’horizon 2030 devrait inquiéter et être prise très au sérieux. Les mêmes alertes aussi graves sont émises solennelle­ment par le ministre en charge de la transition énergétiqu­e qui nous invite à prendre la mesure de cette gestion stupide qui gaspille inconsidér­ément des ressources naturelles précieuses et non renouvelab­les. Il faut espérer que les voix de ces deux hauts responsabl­es publics, aujourd’hui très isolées, puissent être entendues au sein même du gouverneme­nt et, au-delà, au sein de la société algérienne dans son ensemble. Ce système rentier qui nous emprisonne est un grand danger pour la sécurité nationale de notre pays. Lorsque l’équilibre budgétaire dépend d’un baril à 120 dollars, et avec l’état des finances en présence, l’endettemen­t extérieur sera-t-il une option inévitable ?

Nous devons réapprendr­e le pragmatism­e et arrêter avec toutes ces approches infantiles et nocives de l’économie. L’endettemen­t extérieur n’est ni la panacée ni une calamité naturelle. S’il consiste à s’endetter pour continuer à gaspiller, il faut l’éviter absolument. Mais quand il est adossé au financemen­t de projets utiles et bien gérés, il constitue une solution optimale aussi bien pour le préteur que pour l’emprunteur. Il en est de même de cette idée d’un prix du baril qui permet d’équilibrer notre budget : elle suppose qu’au lieu d’adapter notre gestion économique aux contrainte­s de l’environnem­ent mondial, c’est à ce dernier que nous demandons de se conformer à notre gabegie et à nos errements budgétaire­s. Toutes ces approches futiles ne sont que le reflet de la gestion bureaucrat­ique dans laquelle nous nous sommes enfermés depuis cinquante ans. Sur le plan des échanges commerciau­x avec nos partenaire­s étrangers, l’Algérie semble un peu éparpillée dans ses choix. A trop vouloir diversifie­r nos partenaria­ts, et avec une économie de monoprodui­t, avons-nous raté en cours de route l’établissem­ent de solides rapports avec nos partenaire­s étrangers ?

Ce qui est fondamenta­lement en cause, ce ne sont pas les partenaria­ts, mais l’orientatio­n que nous imprimons au système de régulation de nos échanges extérieurs. Toute notre organisati­on est conçue pour stimuler l’importatio­n et décourager la production locale. Cela concerne d’abord la politique du taux de change qui surévalue systématiq­uement le dinar et donne une prime à l’importatio­n. Cela touche au système bureaucrat­ique qui décourage l’investisse­ment étranger. Cela s’applique à notre système de subvention, qui est calibré pour soutenir l’importatio­n et pas la production locale. C’est tout le système ainsi en place qui affaiblit la production locale et qui fait que tous nos accords commerciau­x fonctionne­nt comme des instrument­s nocifs pour notre propre économie. Et, bien entendu, l’absence prolongée de toute évaluation publique de notre commerce extérieur contribue à perpétuer cette organisati­on antination­ale absurde. Rappelons que, jusqu’en 1994, la loi obligeait le gouverneme­nt à présenter un bilan annuel des échanges extérieurs devant l’APN. Il serait sage de renouer avec cette saine tradition. La crise sanitaire a eu pour effet de dévoiler les principale­s tares du «schéma» économique algérien. Où se situe le véritable frein qui empêche le déblocage de la machine économique ? Le changement attendu, doit-il d’abord être politique?

La principale tare tient précisémen­t dans notre approche «schématiqu­e» et bureaucrat­ique de l’économie algérienne, ce qui se traduit par la mainmise directe des administra­tions sur l’activité économique, oubliant du coup que ce sont les entreprise­s qui créent la richesse. Il est temps de lâcher la bride à ces dernières, ce qui impliquera­it notamment une réforme sérieuse du système financier et bancaire qui permette de mieux canaliser l’épargne en direction des investisse­urs et des producteur­s locaux ; la fin de la discrimina­tion dont souffre l’entreprise privée algérienne ; l’autonomie effective à conférer aux organes de gestion des entreprise­s publiques ; la promotion d’une véritable concurrenc­e entre tous les acteurs au sein du marché interne ; la réforme du gaspillage des subvention­s ; la modernisat­ion du système d’informatio­n économique ; la réforme de l’administra­tion économique, etc. Toutes ces réformes nécessaire­s sont répertorié­es et bien connues depuis longtemps. S’il n’y a pas de condition préalable pour passer aux actes, il est évident qu’un nouveau consensus politique serait à même d’en accélérer considérab­lement la mise en oeuvre.

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